L'histoire de Spotify, enfant prodigue du peer-to-peer #7 - La conversion au modèle de l’abonnement
Septième épisode d'un récit documenté de l'histoire de Spotify : un corsaire suédois du net, enfant prodigue du peer-to-peer héritier de Napster, devenu la killer-app musicale du XXIième siècle.
En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde. Récit documenté, en plusieurs épisodes, de l’histoire de ce corsaire suédois du net, qui a mis un coup d’arrêt au piratage de musique en ligne et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée par Napster en 1999.
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La conversion au modèle de l’abonnement
En mars 2009, cinq mois après son lancement officiel, Spotify revendique un million d’utilisateurs en Europe. “La croissance du nombre de nos utilisateurs a été phénoménale depuis notre lancement [...], en particulier au cours des dernières semaines, et elle continue de s’accélérer”, indique alors la compagnie dans un communiqué.
Au mois de septembre de la même année, Spotify lance ses applications mobiles pour iPhone et Android, accessibles aux seuls abonnés. Elles vont très vite bénéficier d’une option permettant d’écouter ses playlists hors connexion, et de synchroniser plus de 3000 titres sur l’appareil, dans le cache crypté de l’appli. Le service compte alors plus de deux millions d’utilisateurs au Royaume Uni, et plus de 6 millions en Europe.
Un montage fiscal optimisé
Un mois auparavant, la start-up a bouclé sa deuxième levée de fonds, d’un montant de 50 millions de dollars, pour une valorisation de 250 millions. Wellington Partners et Horizon Ventures, qui ont remis au pot, sont crédités respectivement d’une participation de 3,8 % et de 10 %. Celle de Creandum est de 5,9 %, et celle de Northzone de 11,9 %. Les deux fondateurs détiennent toujours la majorité du capital, à travers des holdings personnelles immatriculées à Chypre.
L’immeuble qui héberge le siège de Spotify AB en Suède, 61 Birger Jarlsgatan à Stockholm.
Le montage de la compagnie révèle la mise en œuvre d’une stratégie d’optimisation fiscale agressive1. Une holding luxembourgeoise, Spotify Technologies SA, regroupe cinq filiales principales détenues à 100 %. Parmi elles figurent Spotify USA LLC, société "dormante" enregistrée aux États-Unis ; Spotify AB, basée en Suède ; et Spotify Ltd au Royaume Uni.
L’entité Spotify AB, en Suède, regroupe toutes les activités de recherche & développement de Spotify ; Spotify Ltd, au Royaume Uni, regroupant pour sa part toutes les activités commerciales du groupe en Europe, quelque soit le territoire où le service de streaming musical est délivré. Cela vaut pour la vente de publicité, par l’intermédiaire de régies implantées localement qu’elle commissionne (comme Spotify France), mais aussi pour les abonnements, dont l’essentiel des revenus est ainsi exporté vers de meilleurs cieux fiscaux.
Deux autres filiales détenues à 100 %, les holdings Spotify Technology Holding Ltd et Spotify Technology Sales Ltd, toutes les deux immatriculées à Chypre, complètent le dispositif.
Un besoin urgent de cash
Sur l’ensemble de l’exercice fiscal 2009, Spotify enregistre une perte nette de 17,7 millions d’euros, pour un chiffre d’affaires de 13,2 millions. Le “coût des revenus” de la société, constitué pour une grande part (environ 80 %) des royalties reversées aux ayants droit de la musique – il n’inclut pas la R&D, le commercial et le marketing, ni les frais généraux et administratifs, mais comprend les coûts d’infrastructure -, s’est élevé à 21,7 millions d’euros, soit 1,6 fois le montant de son chiffre d’affaires, par le jeu des minimums garantis et des avances non recoupées.
Au mois de février 2010, la compagnie boucle sa troisième levée de fonds auprès de Founders Fund, le fonds de capital risque californien dont Sean Parker est l’associé. Son montant, de 11,6 millions de dollars, est très inférieur à celui des deux précédentes. Elle ne permettra tout au plus à Spotify, dont le coût des revenus s’envole (il sera encore légèrement supérieur à son chiffre d’affaires sur l’ensemble de l’année 2010, à hauteur de 77 millions de dollars), de rester à flot quelques mois. Le service de streaming musical revendique alors 250 000 abonnés, ce qui est très insuffisant pour générer des revenus conséquents.
Daniel Ek faisant lui-même la démonstration de Spotify sur son téléphone mobile lors du festival SXSW à Austin (Texas) au mois de mars 2010.
Dans ces conditions, les comptes de Spotify se retrouvent très vite dans le rouge, et les deux fondateurs se tournent vers Northzone pour injecter un peu de cash dans la compagnie. Pär-Jörgen Pärson relate l’épisode sur le blog du fonds suédois : “Martin et Daniel nous ont demandé d’intervenir à leurs côtés et de prouver aux nouveaux investisseurs potentiels que nous croyions toujours en l’entreprise. Nous savions que les fonds injectés ne leur permettraient de tenir que quelques mois, jusqu’à ce qu’une nouvelle levée de fonds beaucoup plus importante intervienne”.
La question du taux de convertion
Pour Northzone, l’opération revient à déverser beaucoup d’argent frais dans un puits sans fond. “Nous étions d’autant moins à l’aise avec cette idée que la croissance du nombre d’utilisateurs commençait à montrer des signes de ralentissement, poursuit Pär-Jörgen Pärson. Mais le taux de conversion en abonnés payants progressait”. C’est ce qui va finir par convaincre Northzone de jouer le jeu. Cette notion de taux de conversion des utilisateurs du service gratuit en abonnés va devenir capitale, en particulier aux États-Unis, où Sony Music incluera dans son accord avec Spotify, qui va fuiter suite à un piratage de ses serveurs, une clause fixant un taux de conversion minimum de 5%2.
Lors d’une réunion du conseil d’administration organisée dans l’appartement de la 17ième avenue qui tient lieu de bureau temporaire de Spotify à New York, courant 2010, la question du modèle économique de la start-up se pose de manière critique. La crise financière étant passée par là, il ne peut plus être question de miser entièrement sur les revenus publicitaires du service gratuit, en considérant ceux de l’abonnement comme une cerise sur le gâteau.
Sean Parker, qui est très impliqué dans le développement du produit, est présent ce jour là. Alors que les projections effectuées par Spotify se sont toujours appuyées sur le taux de conversion en abonnés payants du service de téléphonie sur IP Skype, qui était de l’ordre de 4 %, il s’insurge, estimant totalement stupide de ne pas viser un taux de conversion de 100 %.
[à suivre]
Enquête sur la nébuleuse des holdings de Spotify, Digital Jukebox, 26 novembre 2010
This was Sony Music's contract with Spotify, The Verge, 19 mai 2015