L'histoire de Spotify, enfant prodigue du peer-to-peer #2 - Sous le haut patronage de Napster
Deuxième épisode d'un récit documenté de l'histoire de Spotify : un corsaire suédois du net, enfant prodigue du peer-to-peer héritier de Napster, devenu la killer-app musicale du XXIième siècle.
En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde. Récit documenté, en plusieurs épisodes, de l’histoire de ce corsaire suédois du net, qui a mis un coup d’arrêt au piratage de musique en ligne et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée par Napster en 1999.
Chapitre 1 | Chapitre 2
Sous le haut patronage de Napster
Fin août 2009, Sean Parker adresse un long e-mail à Daniel Ek, le jeune suédois co-fondateur de Spotify, et à son proche conseiller Shakil Khan, un entrepreneur du Web britannique qui a très tôt investi dans la compagnie. “Depuis Napster, je rêve de développer un produit similaire à Spotify. […] Je suis très excité par ce que vous avez fait et je ne peux pas résister à l’envie de partager avec vous ce que j’en pense”, écrit-il1. Il loue le design “propre, élégant, léger” du logiciel et sa rapidité d’exécution.
“Bien qu’il manque clairement certaines caractéristiques importantes (les fonctions sociales, notamment), je pense que vous avez fait un excellent travail de séquençage. Vous avez mis en place une expérience utilisateur de base autour de laquelle tout le reste peut être construit”, poursuit-il. Depuis près de dix ans, il attend de voir un produit égaler Napster : “Napster a placé la barre très haut en tant que service de musique en ligne, en termes de rapidité, de commodité, de catalogue, de satisfaction immédiate, etc. Jusqu’à présent, aucun service n’avait égalé, ni encore moins dépassé le niveau fixé par Napster. […] Vous y êtes finalement parvenus !”.
Shawn Fanning, concepteur du logiciel peer-to-peer Napster, et Sean Parker, au tout début de leur association, qui allait plonger l’industrie du disque dans la pire crise de son histoire.
Sean Parker ne peut s’empêcher de voir dans Spotify le prolongement de ce qu’il aurait aimé faire : “Mon plan pour Napster était de construire un produit de découverte musicale et de navigation entièrement social. Chaque utilisateur aurait pu partager l’ensemble de sa collection de musique ainsi que ses playlists, ses chansons préférées, les tubes du moment, les listes les plus écoutées, ce qu’il écoute en direct, etc. Le tout pouvant être recherché et trié. [...] Je suis sûr que vous avez déjà prévu ce genre de choses dans votre plan produit...”, écrit-il.
Une autre expérience utilisateur
Mais les poursuites judiciaires engagées par l’industrie musicale contre le réseau peer-to-peer Napster, accusé d’inciter au téléchargement illégal de musique sur Internet, ont abouti à sa fermeture fin 2001, et n’ont pas laissé à Sean Parker le loisir de mener à bien son projet : “Je n’ai jamais eu l’occasion de mettre en œuvre ces fonctions sociales de deuxième génération vraiment intéressantes, regrette t-il dans son e-mail. Nous étions coincés avec notre produit rudimentaire de première génération. L’interface que nous avions construite était purement utilitaire [...]. C’était une version atrocement laide, qui répondait à un objectif limité, celui d’être juste utilisable”.
Dans son courrier électronique long de quatre pages, Sean Parker évoque les efforts qu’il a déployés pour faire échouer les négociations engagées par Facebook avec différents acteurs de la musique en ligne - au premier rang desquels Apple -, afin d’intégrer le téléchargement de musique, alors le mode de consommation dominant sur Internet, à l’interface du réseau social.
Début du message envoyé par Sean Parker à Daniel Ek et Shakil Khan en août 2009.
“Un partenariat avec iTunes n’aurait pas seulement créé une mauvaise expérience utilisateur, mais aurait eu des conséquences désastreuses pour l’industrie émergente de la musique en ligne”, explique le conseiller spécial de Zuckerberg. “Le monopole de l’iPod a effectivement étouffé l’innovation sur le marché. La préférence des investisseurs pour les applications Web par rapport aux applications de bureau a conduit à une expérience utilisateur dégradée et à une piètre mise en œuvre des solutions de diffusion de musique en continu”.
Spotify, en revanche, fournit une expérience utilisateur de base des plus réussie, selon lui : “C’est au moins aussi bon que Napster pour la recherche et pour l’écoute”. Même s’il ne fournit pas un service de téléchargement de musique, son logiciel présente tous les avantages de Napster, pour deux raisons : d’une part, le développement du haut débit permet une diffusion en continu (streaming) de qualité ; d’autre part, la possibilité de créer des playlists où stocker ses chansons en fait un outil idéal pour constituer et gérer sa propre collection de musique virtuelle.
En quête de fonctions sociales
Sean Parker appelle de ses vœux l’intégration par Spotify de fonctions sociales et de partage à son interface, à commencer par la procédure d’authentification Facebook Connect, qui permettrait à ses utilisateurs de se connecter à son service avec leur compte Facebook, et à l’application Spotify d’accéder à leur graphe social, ainsi qu’à tous les moyens de communication virale qu’offre Facebook, pour se répandre rapidement sur la Toile.
“L’intégration directe avec Facebook est également une bonne idée, ajoute t-il, mais cela ne pourrait se faire que par le biais d’un partenariat exclusif et vous devriez attendre d’avoir plus de poids sur le marché, sinon les conditions ne vous seraient pas très favorables. Je peux vous aider à plusieurs niveaux... Zuck et moi avons parlé de ce à quoi ce partenariat pourrait ressembler...” Cette intégration permettrait de partager directement des chansons, des albums ou des playlists Spotify sur Facebook, avec la possibilité de les écouter sans quitter l’interface du réseau social.
Mais les conditions sont loin d’être réunies. Le service n’est pas encore disponible aux États-Unis, et les grandes maisons de disques ne sont pas disposées à lui délivrer les licences nécessaires. Le modèle de l’accès gratuit financé par la publicité ne passe pas outre-Atlantique. Et personne ne croit à la capacité de Spotify à convertir une proportion significative des utilisateurs de son service gratuit en abonnés payants. Le risque de cannibalisation d’un marché du téléchargement alors en plein essor (essentiellement sur iTunes) est trop important.
Un nouvel actionnaire dont le rôle sera décisif
“Les labels n’ont jamais tout à fait compris la façon dont les gens consomment, partagent et expérimentent réellement la musique sur Internet. […] Pour créer l’expérience utilisateur idéale, les conditions commerciales de leurs contrats de licence standards devraient être revues”, considère Sean Parker, qui n’est pas parvenu à leur faire entendre raison sur ce point avec Napster, sauf peut-être à quelques labels indépendants, et à Sony Music dans une certaine mesure.
“Ils ont dû changer [ces conditions contractuelles] de manière subtile mais importante pour autoriser l’expérience utilisateur que vous avez créée avec Spotify, constate t-il. C’était certainement illusoire de penser que ces accords auraient d’abord pu être mis en œuvre aux États-Unis... Je ne suis pas surpris que l’expérimentation de Spotify ait dû être menée ailleurs.” L’ancien président de Napster se montre déterminé à s’impliquer dans le développement de la start-up suédoise, et propose directement ses services à Daniel Ek, y compris en tant qu’investisseur.
Daniel Ek, Sean Parker et Shawn Fanning réunis à San Francisco le 22 septembre 2011, lors de la conférence F8 de Facebook pour les développeurs. (photo Getty Images)
Les deux hommes se rencontreront quelques semaines plus tard à New York, et réaliseront qu’ils ont déjà dialogué ensemble sous pseudo, à plusieurs reprises et sans le savoir, dans un forum de discussion en ligne. Sean Parker ne manquera pas à sa parole. Il contribuera à la troisième levée de fonds de Spotify en février 2010, en tant que partenaire associé du fonds de capital risque américain Founders Fund, basé à San Francisco, qui investira 11,6 millions de dollars dans la compagnie.
Devenu actionnaire de Spotify, l’ancien président de Napster fera par la même occasion son entrée dans le conseil d’administration de la start-up. Il jouera un rôle plus que décisif, notamment, dans la préparation du terrain pour son lancement aux États-Unis.
[à suivre]
Sean Parker 's Email to Spotify's Daniel Ek, 25 août 2009, document posté par Forbes sur Scribd.com