L'histoire de Spotify, enfant prodigue du peer-to-peer #3 - Des serial-entrepreneurs riches et déprimés
Troisième épisode d'un récit documenté de l'histoire de Spotify : un corsaire suédois du net, enfant prodigue du peer-to-peer héritier de Napster, devenu la killer-app musicale du XXIième siècle.
En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde. Récit documenté, en plusieurs épisodes, de l’histoire de ce corsaire suédois du net, qui a mis un coup d’arrêt au piratage de musique en ligne et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée par Napster en 1999.
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Des serial-entrepreneurs riches et déprimés
Lorsque le logiciel peer-to-peer Napster apparaît, en 1999, Daniel Ek n’a que 15 ans. Dans un pays où la pénétration du haut débit est déjà très élevée, c’est pour lui une révélation, qui inspirera directement, quelques années plus tard, sa conception de Spotify. “Ce qu’il y avait de particulier en Suède, c’est que nous avions déjà des lignes fixes haut débit à 10 mégabits par seconde en 1998. C’était incroyable de connaître cette expérience, de pouvoir rechercher n’importe quelle chanson dans le monde et de la dénicher la plupart du temps”, raconte le co-fondateur de Spotify au média américain Pando Daily1.
Napster va lui permettre de faire son éducation musicale : “Si la personne avait une connexion rapide, je regardais ce qu’elle avait d’autre en réserve, ce qui opérait pour moi comme une sorte de filtre de tout ce que je pouvais découvrir. Je ne me fiais pas à mes parents pour me prescrire de la bonne musique, ou à d’autres personnes avec des goûts d’adulte. Étonnamment, je faisais plus confiance à ces étrangers, de manière totalement aléatoire, parce qu’ils avaient une chanson que je recherchais, une connexion Internet suffisamment rapide, et beaucoup d’autre bonne musique en stock. Je me suis mis à écouter tous ces artistes incroyables - beaucoup de choses un peu old-school, comme Led Zeppelin, Les Beatles, etc.”
Daniel Ek à 14 ans
Avant de se lancer dans l’aventure Spotify, le jeune Daniel Ek a déjà un long parcours derrière lui, qui en a fait un précoce millionnaire du Web. Il est encore collégien lorsqu’on lui propose, vers la fin des années 90, de réaliser un site Web personnel contre rétribution. Surpris qu’on accepte le prix qu’il demande (très en deçà du prix du marché, ce qu’il va vite comprendre), il décide de relever le défi, et se lance le soir-même dans l’apprentissage du langage HTML (langage de description des pages Web), dont il ignorait tout jusque là.
Millionnaire à 23 ans
Le jeune collégien, qui augmente ses prix à chaque fois sans rencontrer de résistance, est sollicité à de multiples reprises, et finit par se voir proposer de réaliser des sites Web d’entreprises. Une prestation qu’il facture l’équivalent de 5000 €, quand les agences Web qui fleurissent alors un peu partout, profitant de la précipitation avec laquelle les entreprises cherchent désormais à être présentes sur Internet, le plus souvent sans vraiment savoir quoi y faire, facturent le moindre site vitrine trois ou quatre fois plus cher.
Quand sa mère et son beau-père finissent par s’inquiéter de voir s’amonceler du matériel électronique dernier cri et des guitares de collection dans sa chambre, persuadés qu’il s’est lancé dans du trafic de drogue, ses revenus s’élèvent à environ 15 000 € par mois. A 18 ans, ils sont de l’ordre de 50 000 € par mois. La petite entreprise de conception et d’hébergement de sites Web qu’il gère depuis la maison de ses parents, dans la banlieue de Stockholm, fait travailler plus d’une vingtaine de personnes. Lorsque le fisc suédois lui demande des comptes, elle frôle la faillite. Daniel Ek est presque ruiné, mais il est déjà sur les rails d’une ascension fulgurante, et va très vite rebondir.
A 23 ans, ce serial entrepreneur du Web suédois, que Google a refusé d’embaucher parce qu’il n’était pas encore assez diplômé (il tentera d’aller plus loin dans ses études mais abandonnera très vite), a occupé des postes de direction dans plusieurs start-up – dont le site de vente aux enchères Tradera, racheté par eBay en 2006 – et revendu les quatre compagnies qu’il a déjà créées : la dernière, Advertigo, spécialisée dans la publicité contextuelle sur Internet, qui n’avait encore réalisé aucun chiffre d’affaires, à Tradedoubler, nouveau géant du marketing en ligne coté à la bourse de Stockholm, pour 10 millions de couronnes suédoises (environ 1 M€).
La formation du ticket Ek-Lorentzon
La vie de noctambule aux poches pleines qu’il mène alors pendant quelques mois - il avait imaginé pouvoir prendre une retraite anticipée bien méritée - finit très vite par le lasser et le conduit au bord de la dépression. “Nous avons gagné beaucoup d’argent très jeunes, et nous n’avons pas très bien géré cela au départ”, confiera t-il plus tard. Convaincu de faire fausse route, Daniel Ek décide de revendre la Ferrari rouge flambant neuve qu’il s’était offerte, et de se retirer dans une maison isolée de la banlieue de Stockholm, pour réfléchir à ce qu’il veut faire de sa vie - si possible à la croisée de ses deux principaux centres d’intérêt : la musique et les nouvelles technologies.
Martin Lorentzon et Daniel Ek, les deux fondateurs de Spotify, en juin 2009. (photo Rasmus Andersson)
Au mois d’avril 2006, il s’associe avec Martin Lorentzon, co-fondateur de TradeDoubler, de près de quinze ans son aîné, qui a racheté sa start-up Advertigo et est devenu son ami, pour créer la société Spotify AB. Après avoir travaillé pour l’opérateur mobile suédois Telia, cet homme d’affaires suédois a rejoint les bureaux du moteur de recherche Altavista à San Francisco, au milieu des années 90, avant de se faire embaucher par un fond de capital risque de la Silicon Valley, Cell Ventures. Il y a rencontré un autre suédois, Felix Hagno, avec qui il est revenu à Stockholm pour fonder le premier réseau européen de marketing de la performance sur Internet : Tradedoubler.
La société est cotée en bourse depuis 2005. La vente de ses options a rapporté 70 millions de dollars à Martin Lorentzon. Comme Daniel Ek, il est riche et déprimé, en quête d’un nouveau but dans la vie. Ce sera Spotify. Qui arrive à point nommé. Il injecte illico un million d’euros dans la compagnie, et prend directement en charge les salaires des développeurs, les loyers et les frais généraux. Au total, il déboursera quelques 6 millions de dollars avant la première levée de fonds, qui n’interviendra que deux ans plus tard. Spotify n’aurait jamais vu le jour sans son carnet de chèques.
[à suivre]
Daniel Ek: Napster's What Got Me Into Spotify (vidéo), PandoDaily, 9 novembre 2012