L'histoire de Spotify, enfant prodigue du peer-to-peer #4 - Une nation sous pavillon pirate
Quatrième épisode d'un récit documenté de l'histoire de Spotify : un corsaire suédois du net, enfant prodigue du peer-to-peer héritier de Napster, devenu la killer-app musicale du XXIième siècle.
En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde. Récit documenté, en plusieurs épisodes, de l’histoire de ce corsaire suédois du net, qui a mis un coup d’arrêt au piratage de musique en ligne et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée par Napster en 1999.
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Une nation sous pavillon pirate
Spotify est né dans un contexte particulier. Depuis 2003, un pavillon pirate flotte sur la Suède : celui du site The Pirate Bay, à la fois moteur de recherche et annuaire des contenus (musique, films, logiciels...) pouvant être échangés de poste à poste sur le réseau BitTorrent. BitTorrent est le nom d’un protocole de réseau peer-to-peer (échange de fichiers de poste à poste sans passer par un serveur central) conçu en 2001 par un jeune américain, Bram Cohen, pour optimiser l’échange de gros fichiers.
Le protocole BitTorrent divise les fichiers échangés en blocs, qui peuvent être téléchargés séparément depuis différents ordinateurs connectés au réseau et disposant d’une copie de tout ou partie de ces blocs, ce qui en fait un protocole multi-source, qui évite de saturer la bande passante montante de chacun. A l’arrivée, le fichier est reconstitué à partir des blocs reçus des différentes sources. Dès qu’il reçoit un bloc, le logiciel client qui télécharge un fichier le met à son tour à disposition de tout le réseau, ce qui démultiplie les sources.
Bram Cohen, concepteur du protocole BitTorrent, lors de la conférence NewTeeVee à San Francisco en novembre 2010. (photo Pinar Özger)
Totalement décentralisé (aucun serveur central n’indexe les contenus disponibles sur le réseau), le réseau BitTorrent s’appuie sur des "traqueurs" pour coordonner la communication entre les pairs connectés : ces serveurs, largement distribués (ils se trouvent en différents lieux, pays, continents, et sont administrés par une multitude d’entités indépendantes) reçoivent en permanence des informations envoyées par les logiciels clients connectés au réseau dans leur zone.
Le plus gros réservoir de .torrents
Les traqueurs du réseau BitTorrent n’interviennent pas directement dans le téléchargement des fichiers, qu’ils n’hébergent pas eux-mêmes, mais savent à tout moment qui détient tout ou partie des blocs d’un fichier dans une portion donnée du réseau, ainsi que le nombre de "seeds" (pairs mettant à disposition la totalité du fichier), de "peers" (pairs ne mettant à disposition que quelques blocs) et de "leechers" (pairs en quête du fichier) qui sont connectés à un instant T.
Des sites Web comme The Pirate Bay (il existe une multitude de moteurs de recherche BitTorrent de ce type, mais c’est le plus gros d’entre eux) interviennent à un autre niveau. Ils ne permettent pas, eux non plus, de télécharger directement les contenus mis à disposition sur le réseau BitTorrent. Ils n’hébergent et n’indexent que des ".torrents", ou petits fichiers de métadonnées qui contiennent les informations permettant d’identifier le contenu correspondant (par exemple, titre du film ou de l’album, artiste, réalisateur, année de sortie, etc.), des informations techniques (format et qualité d’encodage, taille, somme de contrôle permettant de vérifier l’intégrité du fichier...), ou l’adresse IP du traqueur qui peut localiser les pairs détenant tout ou partie des blocs du fichier.
Une fois qu’il a effectué sa recherche sur The Pirate Bay, l’utilisateur doit télécharger le .torrent correspondant au contenu sélectionné (l’intermédiation de The Pirate Bay s’arrête là), et l’ouvrir avec un logiciel client BitTorrent installé au préalable sur son ordinateur. Ce logiciel va interpréter les métadonnées du .torrent et, après avoir interrogé le traqueur désigné, lancer le téléchargement du contenu à partir des sources multiples recensées.
Une source de piratage endémique
Parce que son protocole est bien plus rapide et efficace que d’autres, comme le protocole Gnutella (alors utilisé par les réseaux peer-to-peer eMule et Grokster, notamment), et parce que ses conditions d’utilisation sont beaucoup plus anonymes, le réseau BitTorrent, particulièrement adapté à la distribution (autorisée) de suites de logiciels ou de systèmes d’exploitation libres - tels OpenOffice ou Linux, dont les archives constituent de très gros fichiers -, facilite aussi grandement l’échange de copies de films en HD de plusieurs centaines de méga-octets, qui sont mises à disposition sans autorisation, ou de discographies complètes d’artistes au format MP3.
Page d’accueil du site suédois The Pirate Bay, resté longtemps le plus gros moteur de recherche BitTorrent au monde.
C’est ce qui va en faire très vite une source de piratage de produits culturels endémique sur Internet, en particulier en Suède, pays dopé depuis longtemps au haut débit, sur lequel flotte le pavillon de The Pirate Bay. Pour l’industrie musicale suédoise, le bilan du piratage en ligne est très lourd. Entre 2001 et 2008, elle voit son chiffre d’affaires dans la musique enregistrée divisé par deux, passant de 1654 millions de couronnes suédoises (SEK) à 782 millions (de 165 M€ à 78 M€). La tendance va s’inverser dès 2009, grâce à Spotify.
[à suivre]