L'histoire de Spotify, enfant prodigue du peer-to-peer #5 - Du peer-to-peer au streaming
Cinquième épisode d'un récit documenté de l'histoire de Spotify : un corsaire suédois du net, enfant prodigue du peer-to-peer héritier de Napster, devenu la killer-app musicale du XXIième siècle.
En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde. Récit documenté, en plusieurs épisodes, de l’histoire de ce corsaire suédois du net, qui a mis un coup d’arrêt au piratage de musique en ligne et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée par Napster en 1999.
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Du peer-to-peer au streaming
Au moment où il crée la société Spotify AB avec Martin Lorentzon, Daniel Ek est lui-même relativement impliqué dans l’essor du réseau BitTorrent. Depuis quelques mois, il est PDG de μTorrent, éditeur du logiciel client BitTorrent du même nom. Considéré à ce moment là comme le plus léger, efficace et fonctionnel de sa catégorie, c’est aussi le client BitTorrent le plus populaire en dehors de Chine, avec une base installée de quelques 100 millions d’utilisateurs.
Le fondateur de Spotify va encore occuper ces fonctions quelques mois (c’est Martin Lorentzon qui sera le premier PDG de Spotify, de 2006 à 2013, avant que Daniel Ek ne prenne la relève), jusqu’à la vente du logiciel à BitTorrent Inc., la société créée par Bram Cohen pour exploiter son protocole, en décembre 2006.
Suite à cette opération, le développeur et fondateur de μTorrent, Ludvig Strideus, un ingénieur informatique suédois, as du code et fin connaisseur des réseaux peer-to-peer, rejoint Ek et Lorentzon, et s’attelle au développement de la première mouture de Spotify : un logiciel simple d’utilisation, léger, rapide, fonctionnel. C’est sa marque de fabrique.
Ludvig Strigeus, développeur du logiciel μTorrent, et concepteur de la première mouture de Spotify.
“Il me revenait constamment à l’esprit que Napster avait été une expérience utilisateur extraordinaire. Et je voulais voir si cela pouvait être un business viable”, raconte Daniel Ek au New Yorker1. “Nous nous sommes dit : ’Le problème de l’industrie de la musique, c’est le piratage. C’est tout bénéfice pour le consommateur, mais pas du tout un bon modèle économique. Vous ne pouvez pas lutter contre la technologie. Elle gagne toujours. Mais qu’en sera t-il si on parvient à proposer une meilleure expérience que le piratage ?’’.
L’expérience du piratage n’est pas très satisfaisante : « Il faut parfois plusieurs minutes pour télécharger une chanson, se méfier des virus et des logiciels espions, etc. Les gens ne cherchent pas à pirater. Ils veulent juste avoir une bonne expérience [musicale]. Nous avons commencé à réfléchir à ce qu’elle pourrait être.” Le streaming (ou diffusion en continu) s’impose naturellement à eux comme une alternative intéressante au téléchargement.
Avec le streaming, plus besoin d’attendre que la chanson soit téléchargée en entier pour commencer à l’écouter. “Nous voulions avoir quelque chose d’instantané”, confie Daniel Ek. L’écoute doit être à portée de clic. Le temps de latence ne devra pas dépasser deux cents millisecondes, impose t-il à Ludvig Strigeus. Un si court délai ne permet pas à l’oreille humaine de le percevoir. “C’est impossible. Internet n’est pas dimensionné pour cela”, lui répond l’informaticien. “Tu dois y parvenir”, insiste Daniel Ek.
Premier prototypage
Le développeur de μTorrent va relever le défi, en optimisant le code du protocole de streaming standard, et en se reposant sur le déploiement d’un réseau peer-to-peer propre à Spotify, ainsi que sur les fonctions de mémoire cache du logiciel.
Lorsqu’un utilisateur de Spotify écoute une chanson en streaming, un téléchargement complet du fichier audio a lieu en tâche de fond. La chanson reste stockée sur le disque dur de l’utilisateur, avec celles qu’il a le plus récemment écoutées, dans une mémoire cache cryptée à laquelle seul le logiciel de Spotify peut accéder. Ainsi pourra t-elle, le cas échéant, être réécoutée par le même utilisateur sans avoir à rapatrier de nouveau le fichier audio depuis un serveur central.
L’archirecture peer-to-peer de Spotify et son système de mémoire cache, conçus par Ludvig Strideus, réduisent considérablement la charge des serveurs (document interne).
Lorsqu’une requête d’écoute est adressée à ses serveurs centraux, l’architecture peer-to-peer de Spotify permet que la chanson demandée puisse être diffusée depuis l’ordinateur d’un autre utilisateur du logiciel, qui l’a lui-même écoutée récemment, dispose d’une copie dans sa mémoire cache, et se situe de préférence au plus près de l’émetteur de la requête ; plutôt que depuis les serveurs centraux de Spotify. Le procédé réduit les temps de réponse, la charge des serveurs, ainsi que les coûts de bande passante, en mutualisant celle des utilisateurs de Spotify.
Quatre mois plus tard, un premier prototype du logiciel est disponible. Spotify conservera cette architecture peer-to-peer décentralisée jusqu’en 2014, avant de basculer sur les fermes de serveurs de Google, quand ses opérations commenceront à nécessiter le traitement, en sus des milliards de requêtes de ses utilisateurs, de quantités astronomiques de big datas.
[A suivre]
Revenue Streams, Is Spotify the music industry’s friend or its foe?, New Yorker, 17 novembre 2014