L'histoire de Spotify, enfant prodigue du peer-to-peer #6 - Une impossible "success story"
Sixième épisode d'un récit documenté de l'histoire de Spotify : un corsaire suédois du net, enfant prodigue du peer-to-peer héritier de Napster, devenu la killer-app musicale du XXIième siècle.
En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde. Récit documenté, en plusieurs épisodes, de l’histoire de ce corsaire suédois du net, qui a mis un coup d’arrêt au piratage de musique en ligne et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée par Napster en 1999.
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Une impossible “success story”
Peu familiarisés avec l’industrie musicale, les fondateurs de Spotify ont largement sous-estimé, dès le départ, les difficultés qu’ils allaient rencontrer pour obtenir des licences de la part des labels, maisons de disques et sociétés d’auteurs, ainsi que le nombre d’interlocuteurs avec lesquels ils allaient devoir traiter.
“J’ai pris l’avion pour New York, j’ai rencontré toutes les majors de la musique enregistrée et certains des plus grands labels indépendants, et tout le monde nous a manifesté son soutien, raconte Daniel Ek dans une interview accordée au podcast américain This Week In Startups1. [Ils m’ont dit] : ‘Ouais, ça semble vraiment intéressant, vraiment génial, si tu peux revenir dans quelques semaines, on essaiera de trouver quelque chose’. Je me souviens d’avoir appelé mon cofondateur Martin et de lui avoir dit : ‘Cela devrait prendre six mois [pour obtenir des licences]’. Mais nous n’avons pu nous lancer que deux ans et demi plus tard".
Daniel Ek faisant part des difficultés rencontrées par Spotify pour signer les premiers accords de licence avec les maisons de disques dans le podcast américain This Week in Startups du 2 septembre 2015.
Pendant tout ce temps, le bétatest privé du logiciel s’effectue avec des fichiers de musique "pirates" en provenance des réseaux peer-to-peer, faute de licences. Il faudra toute l’obstination de Daniel Ek, qui fait le pied de grue devant le siège des majors du disque, les relance et fait valoir sans cesse de nouveaux arguments, pour enfin parvenir à ses fins, mais sur un territoire limité à quelques pays scandinaves et à une poignée de grands pays européens, dont le Royaume Uni et la France.
Première levée de fonds
Le lancement officiel de Spotify dans ces pays, ainsi que l’annonce des accords de licence signés en amont avec Universal Music, Sony Music, EMI, Warner Music et quelques agrégateurs indépendants, ont lieu début octobre 2008. Spotify ouvre des bureaux à Londres, Berlin et Madrid dans la foulée. Le service gratuit n’est accessible que sur invitation. L’abonnement est ouvert à tous. Le rêve de Daniel Ek d’effectuer un lancement unique à l’échelle internationale a vécu. Il lui faudra se battre trois ans de plus pour obtenir des licences aux États-Unis. “Si j’avais su que je devais me cogner la tête contre un mur pendant si longtemps, je ne l’aurais pas fait”, confiera t-il plus tard.
Au mois d’octobre 2008, Spotify annonce également avoir réalisé sa première levée de fonds, d’un montant de 20 millions d’euros, auprès d’un tour de table conduit par le fonds de capital risque suédois Northzone - qui réunit également Horizon Ventures (fonds d’investissement du milliardaire hongkongais Li Ka-Shing dans les nouvelles technologies) ; un autre fond suédois, Creandum ; et le fonds anglais Wellington Partners. La compagnie est valorisée à hauteur de 120 millions d’euros.
Daniel Ek et Martin Lorentzon avaient approché pour la première fois un des associés de Northzone, Pär-Jörgen Pärson, dès le début de l’année 2007. Mais alors que se profilait la première grave crise financière du XXIème siècle, ce dernier a eu le plus grand mal à convaincre d’autres investisseurs de le suivre. “La plupart de mes collègues en Europe en étaient arrivés à la même conclusion - à savoir que l’industrie de la musique était trop risquée, que la marge était trop faible, et que les maisons de disques ne leur permettraient pas d’être rentables”, confie le VC suédois à Forbes2.
De fortes personnalités
Pär-Jörgen Pärson est néanmoins séduit, contre l’avis de ses associés, qui moquent son obsession pour cette start-up nettement surévaluée à leur goût et un peu trop sûre d’elle, par la personnalité des deux porteurs du projet : « Ils avaient un niveau d’ambition que je n’avais jamais vu auparavant en Suède et étaient très conscients de ce qu’ils faisaient. Ils ne se contentaient pas de ce qu’il y avait de mieux ; ils allaient chercher le meilleur - les meilleures personnes, les meilleurs talents - et n’étaient pas très impressionnés par les géants du capital-risque”.
Pär-Jörgen Pärson, associé du fonds de capital risque suédois Northzone, par ailleurs guitariste et fan de heavy metal, a de suite été séduit par la personnalité des fondateurs.
“Ils ont été particulièrement exigeants tout au long du processus de mobilisation des capitaux, et je pense qu’on ne peut l’être que si on sait que ce qu’on a est formidable, et si on a déjà fondé une entreprise prospère, poursuit Pär-Jörgen Pärson. Ils avaient la capacité d’attirer des gens qui, normalement, n’auraient pas accepté de travailler pour d’autres.” Ludvig Strideus, fondateur de μTorrent, qui a rejoint Spotify pour développer son logiciel, est de ceux-là.
Lors d’une conférence téléphonique convoquée par Pär-Jörgen Pärson pour finaliser le bouclage de cette première levée de fonds de Spotify, Martin Lorentzon demande à ce que son montant soit exprimé en euros plutôt qu’en dollars. “Bien sûr, répond l’associé de Northzone, qui songe à une simple conversion. Pourriez-vous nous envoyer le nouveau décompte des actions ?”
Mais il y a quiproquo. Martin Lorentzon veut 20 millions d’euros, et non pas 20 millions de dollars convertis en euros : “Le dollar a perdu tellement de valeur au cours des derniers mois que la valorisation [de Spotify] serait insuffisante”, explique t-il. Pär-Jörgen Pärson n’en croit pas ses oreilles : “Vous nous demandez donc d’investir 20 % d’argent en plus avec une valorisation supérieure de 20 % à celle dont nous avons discuté au cours des six derniers mois ?”, demande t-il. “Oui”, répond Martin Lorentzon, qui obtiendra finalement gain de cause.
Un exhorbitant ticket d’entrée
Dans un billet publié sur le blog de Northzone, sous le titre “Spotify – The Impossible Success Story”3, Pär-Jörgen Pärson revient sur les difficultés rencontrées par les fondateurs dans leurs négociations avec les maisons de disques. “Les quatre grandes maisons de disques connaissaient une chute vertigineuse de leurs ventes en raison du piratage endémique et ne voyaient pas comment la fourniture d’un service gratuit ne les mettrait pas encore plus dans le rouge. Mais elles ont clairement vu l’excellence du produit et les compétences technologiques [de l’équipe], et ont maintenu le dialogue en exigeant des paiements initiaux exorbitants”, écrit-il.
Les accords commerciaux signés avec elles par Spotify après deux ans d’âpres discussions, outre la cession d’une participation au capital – 17,3 % toutes majors du disque confondues, selon des fuites dans la presse suédoise4 -, imposent des minimums garantis et des avances annuelles ne pouvant être recoupées (si elles s’avèrent surévaluées, le surplus n’est pas remboursé), ce qui va engloutir l’essentiel de ses revenus.
“[Ces accords] ne sont soutenables que si vous êtes certain de lever massivement des capitaux sans avoir un seul centime de revenu dans un avenir prévisible”, commente Pär-Jörgen Pärson. Il résume ainsi en une phrase ce que va être le destin de Spotify au cours des dix années qui viennent : lever toujours plus de capitaux pour financer son développement, tout en enregistrant des pertes nettes de plus en plus lourdes d’une année sur l’autre, jusqu’à 1,2 milliard d’euros en 2017.
[à suivre]
Daniel Ek of Spotify talks about getting the company's first music licensing deals (vidéo), This Week in Startups, 2 septembre 2015
How This Swedish Venture Capitalist Became Spotify's Lead Investor, Forbes, 27 mars 2018
Spotify - The Impossible Success Story, Northzone, 15 mars 2018
Documents reveal major labels own part of Spotify, Computer Sweden, 7 août 2009