La démonétisation de la longue traine en question
C'est plus de 14 milliards d'écoutes qui auraient été démonétisées sur Spotify l'an dernier, ce qui a des effets de bord délétères et commence à susciter la polémique.
Sur 202 millions de titres différents écoutés en 2024 sur les plateformes de streaming musical dans le monde, 34,6 millions ont enregistré entre 101 et 1000 écoutes, 47,7 millions entre 11 et 100 écoutes, et 93,2 millions moins de 10 écoutes, selon les données publiées dans son dernier rapport annuel par la firme américaine Luminate1, soit 175,5 millions de titres (84,7 % du total) qui se situent en deçà des 1000 écoutes dans l’année. Un seuil qui, sur Spotify, leur vaut depuis le 1er janvier 2004 d’être purement et simplement démonétisés2.
Sur la base d’une extrapolation de ces statistiques, Tony van Veen, ex-PDG de CD Baby aujourd’hui à la tête de l’entreprise américaine de pressage de CD et de vinyls Disc Makers, estimait il y a quelques semaines dans un billet de blog3 à plus de 14 milliards le nombre d’écoutes ainsi démonétisées sur Spotify l’an dernier, pour un montant global de royalties de l’ordre de 47 millions de dollars.
Source : Disc Makers
A noter que, les statistiques de Luminate portant sur l’ensemble des plateformes, la proportion de titres n’ayant pas atteint le seuil de la monétisation sur Spotify en 2024 pourrait être encore plus importante.
"99,5 % des écoutes [de 2024] ont porté sur des titres qui ont atteint le seuil de 1000 écoutes, et chacun de ces titres gagne plus en vertu de notre politique”, a fait valoir un porte parole de Spotify en réponse à Tony van Veen4, ajoutant que la démonétisation ne touche que “les dizaines de millions de titres présents sur Spotify qui ne génèrent que 0,02 dollar par mois en moyenne. Dans l'ensemble, ces titres […] représentent environ 0,5 % du total des écoutes et donc 0,5 % de l'ensemble des royalties”.
"Je sais que les artistes pensent que c'est injuste. Je sais que les grands distributeurs - Distrokid, Tunecore et CD Baby - trouvent cela injuste. Mais ils reçoivent une si grande part de leurs royalties de Spotify qu'ils ont peur de s'exprimer", a réagit Tony van Veen dans une vidéo5, soulignant que 0,5 % des montants reversés aux ayants droit - soit plus de 10 milliards de dollars en 2024, selon les chiffres rendus publics par la plateforme elle-même dans son rapport Loud & Clear6 - représente bien une cinquantaine de millions de dollars, qui ont été détournés et “sont allés principalement à Universal Music Group, Warner Music et Sony Music”.
"À seulement deux cents par titre et par mois, cela représente […] plus de trois millions et demi de dollars de royalties mensuelles générés par de petits artistes émergents qu'ils détournent au profit des plus grands”, insiste t-il. Et d’ajouter : “L'ironie de l'histoire, c'est que Spotify doit toujours payer des droits d’auteur même si un titre n'a que quelques streams. Je ne pense pas que Spotify ait jamais voulu changer sa politique, mais Lucian Grainge, président d'Universal Music Group, l'a forcé à passer à son modèle de paiement centré sur l'artiste - qui aurait dû être appelé centré sur l'artiste majeur, parce que vous, le petit gars, continuez à vous faire arnaquer chaque mois”.
Source : Disc Makers
“Le modèle de redevances de Spotify, qui porte le nom orwellien d'artist-centric, est injuste pour les millions d'artistes qui se trouvent au bas de la pyramide, qui ont vraiment besoin [des maigres royalties générées par leur musique] pour s’acheter des cordes de guitare ou une paire de baguettes de batterie, ou pour mettre de l'essence dans le réservoir de leur fourgonnette”, estime Tony van Veen, PDG de Disc Makers.
Tony van Veen est l’une des rares voix à s’élever contre ces nouveaux seuils de monétisation mis en place par les plateformes de streaming. Mais elle n’est plus la seule. “C'était une initiative d'UMG et Spotify a obtempéré. C'est une honte et une gifle pour tous les artistes émergents et indépendants avec cette politique rétrograde. Un véritable Robin des Bois à l'envers”, abonde dans son sens le musicien et avocat d’artistes Ari Herstand sur le media américain Hypebot, qui a relayée la controverse7.
Des effets de bord délétères
“Inévitablement, il en résultera une sous-classe d'artistes et de labels démonétisés dans l'industrie musicale”, met en garde Mark Mulligan, fondateur du cabinet d’études et de conseil anglais Midia Research et fin analyste de l’industrie musicale, qui n’hésite pas à parler de “two-tier licensing”, ou licence à deux vitesses8. Alors que de plus en plus de labels indépendants voient leur catalogue démonétisé, leur frustration pourrait se transformer en “insurrection”, anticipe t-il.
A force de signifier à la longue traine des artistes qu’elle n’est pas la bienvenue sur les plateformes de streaming, “de plus en plus d’artistes et de labels vont aller voir ailleurs pour construire leur fanbase”, avance t-il. Notamment sur des réseaux sociaux comme Tiktok. Cela accélérera un phénomène qu’il qualifie de “bifurcation” de l’industrie musicale9, et sa division en deux univers de consommation parallèles. “[C’est] peut-être exactement ce que veulent les plus gros labels, mais ces artistes et ces labels emporteront avec eux la culture de demain”, met-il en garde.
“Les départements A&R des labels et les organisateurs de festivals et de concerts devront tous chercher ailleurs des indicateurs de réussite, car les artistes émergents ne privilégieront plus le streaming”, observe t-il. Autre effet de bord inévitable, selon lui : “Les labels concentreront […] leurs efforts de marketing sur un plus petit nombre de chansons, ne perdant pas de temps sur des titres qui ne dépasseront pas les 1000 streams. […] L'accent sera encore plus mis sur la promotion des titres du catalogue, le streaming devenant une grande « radio de hits », s'ossifiant autour des « golden oldies » et des hits grand public”.
Un distributeur français confie off the record que la mise en place de ce seuil de 1000 écoutés par Amazon Music, sous la pression d’Universal Music, a des effets de bord encore plus délétères. “Comme Amazon a un volume d'activité beaucoup plus faible que Spotify (3 à 5 fois moins), l'application du même seuil touche une proportion beaucoup plus importante de titres et d'artistes”, explique t-il. Bien qu'il soit favorable sur le principe à la lutte contre la fraude et les catalogues de "long tail" qui "trichent derrière" et "balancent de la musique au kilomètre", il estime “injuste que de très petits artistes professionnels soient touchés”, et qu’il revienne “aux plus petits de payer pour lutter contre les gros escrocs”.
S’il estime légitime l'objectif de ces mesures - lutter contre la fraude et le marché dilué par la musique produite au kilomètre, qu’il qualifie de "vrai fléau" - il pense qu'il y a peut-être d'autres moyens de l’atteindre. “L’impact de la répartition de l'argent non versé aux pistes démonétisées est mineur pour ceux qui en bénéficient”, observe t-il, et “l'impact sur les artistes et pistes légitimes qui sont touchés est un vrai problème”.
Même le seuil de 1000 écoutes par mois par 500 auditeurs que doit atteindre un artiste pour être reconnu comme “professionnel” dans la version du modèle artist-centric mise en place par Deezer en France10, ce qui lui vaut de voir le poids de ses écoutes multiplié par deux dans le calcul de la répartition au pro-rata, est trop élevé selon lui, des petits artistes et petits producteurs qui sont de vrais professionnels pouvant en faire les frais.
4800 milliards d'écoutes dans le monde en 2024, @music_zone, 17 janvier 2025
Spotify fait le ménage dans la longue traine, @music_zone, 12 décembre 2023
How Much Money is Spotify Stealing From Indie Artists?, Tony van Veen, 28 février 2025
Spotify Responds: Did the 1000 Stream Rule cost Artists $47M?, Hypebot, 17 avril 2025
Spotify’s $47 Million Deception: How Small Artists Got Robbed (Tony's Response To Spotify), Youtube, 18 avril 2025
Ari Herstand on Spotify royalty debate: ‘Reverse Robin Hood’, Hypebot, 18 avril 2025
Unintended consequences – the year ahead for streaming, Midia Research, 8 mai 2025
Bifurcation Theory Report, Midia Reasearch
Modèle "artist-centric" de Deezer, le seuil de la discorde, @music_zone, 20 novembre 2023