Forte croissance, concentration et financiarisation accrues de la musique live
La forte croissance de la musique live à l'échelle macro-économique profite surtout aux très grandes jauges et a pour revers une concentration accrue du secteur et sa financiarisation à outrance.
A elle seule, la tournée Era’s Tour de Taylor Swift a généré plus d’un milliard de dollars de recettes de billetterie en 2023, soit plus de 10 % de celles du Top 100 des tournées mondiales.
“Nos résultats du premier trimestre montrent que les événements live restent une priorité pour les fans du monde entier”, s’est réjouit Michael Rapino, le PDG de Live Nation, dans le communiqué relatif aux résultats financiers du numéro un mondial de la promotion de concerts au premier trimestre 20241. La compagnie a réalisé un chiffre d’affaires de 3,8 milliards de dollars (3,5 Md€) sur la période, en hausse de 21 % sur un an. “Le nombre de personnes ayant assisté à nos spectacles du premier trimestre a presque doublé pour les artistes internationaux dans les 50 premières tournées mondiales par rapport à il y a cinq ans”, indique t-elle.
Depuis la fin de la crise sanitaire liée à la pandémie de Covid-19, qui avait vu ses activités quasiment réduites à néant pendant près de dix mois, Live Nation n’a cessé de battre des records, en terme de fréquentation de ses événements comme de chiffre d’affaires. Dès le premier trimestre 2022, la compagnie, également propriétaire du numéro un mondial de la billetterie Ticketmaster, publiait les meilleurs résultats de son histoire sur une période équivalente, avec un chiffre d’affaires de 1,8 milliard de dollars (1,6 md€) légèrement supérieur (+ 4,3 %) à celui réalisé au premier trimestre 2019, en amont de la crise sanitaire, qui établissait déjà un record historique2. “Les artistes sont de retour sur les routes et la demande des fans n'a jamais été aussi forte”, se réjouissait-elle alors.
Au premier semestre 2022, le chiffre d’affaires de Live Nation atteignait 6,2 milliards de dollars (5,7 Md€), soit une hausse de près de 25 % par rapport à celui réalisé au premier semestre 2019, et 16,7 milliards de dollars (15,5 Md€) sur l’ensemble de l’année, en hausse de 45 % par rapport à son précédent record de 2019. Il s’est élevé à 22,7 milliards de dollars (21 Md€) en 2023, en progression de 36 % sur un an, et fut presque deux fois supérieur à celui de 2019. Quant à celui du premier trimestre 2024, il est supérieur de 123,5 % à ce qu’il fut au premier trimestre 2019.
Age d’or historique
Les performances extraordinaires de Live Nation depuis deux ans ne sont pas les seuls indicateurs fortement haussiers qui caractérisent le business de la musique live au niveau macro-économique. Dans son rapport annuel sur la santé du secteur, le magazine américain Pollstar, qui n’hésite pas à parler d’”âge d’or historique”3, indique que les recettes globales de billetterie du Top 100 mondial des tournées en 2023 ont augmenté de 46 % sur un an, pour atteindre 9,17 milliards de dollars (8,5 Md€), contre 6,28 milliards de dollars (5,8 Md€) en 2022, qui était déjà une année record. Le précédent record avait été établi en 2019, en amont de la crise sanitaire, à hauteur de 5,55 milliards de dollars (5,14 Md€). En 2015, ces recettes du Top 100 mondial des tournées n’avaient été que de 3,9 milliards de dollars (3,6 Md€).
Dans son rapport annuel The Global Entertainment & Media Outlook 2023–2027, paru en juillet dernier4, le cabinet d’études Pricewaterhouse Coopers (PwC) projetait que les ventes globales de billets de concert atteindraient 23 milliards de dollars (21,3 Md€) au niveau mondial en 2023, soit plus que les 21,5 milliards de dollars (19,9 Md€) générés en 2019. PwC anticipait une croissance continue des revenus de la billetterie tout au long de la période de prévision, jusqu’à atteindre 25,6 milliards de dollars (23,7 Md€) en 2027. Les revenus du sponsoring devraient quant à eux renouer avec leur niveau de 2019 en 2024, estimait PwC, à hauteur de 5,7 milliards de dollars (5,3 Md€), et atteindre 6,06 milliards de dollars (5,6 Md€) en 2027. Le cabinet d’études prévoit un taux de croissance annuel moyen (CAGR) des revenus globaux du secteur de 9,6 % sur la période 2023 - 2027.
Dans son rapport annuel Music In The Air publié début mai5, la banque américaine Goldman Sachs, qui s’avère encore mieux-disante, estime pour sa part, sur la base des tendances rapportées par des acteurs de l'industrie comme Live Nation et CTS Eventim, que les revenus de la musique live ont progressé de 25 % en 2023, billetterie et sponsoring confondus, pour atteindre 33,1 milliards de dollars (30,6 Md€), contre 26,5 milliards de dollars (24,5 Md€) en 2022. “Nous pensons que la musique live restera un marché attrayant avec des perspectives de croissance solides”, indique la banque d’affaires, qui projette, à la suite du sursaut exceptionnel de 2023, un taux de croissance annuel moyen de ses revenus de 6,5 % sur la période 2024 - 2030, pour atteindre un chiffre d’affaires global de l’ordre de 50 milliards de dollars (46,4 Md€) à cette échéance.
Revers de la médaille
Cette forte embellie post-Covid du secteur de la musique live a cependant son revers de la médaille. Elle se double notamment d’un très fort mouvement de concentration à tous les niveaux, y compris dans le haut du panier. Ainsi les chiffres de Pollstar révèlent-ils que trois artistes (Taylor Swift, Beyonce et Bruce Springsteen) ont généré à eux seuls 21 % des recettes de billetterie du Top 100 mondial des tournées en 2023, à hauteur de 2 milliards de dollars (1,85 Md€), la tournée Era’s Tour de Taylor Swift ayant pesé à elle seule 10,7 % du total.
D’une manière générale, la hausse de la fréquentation et du chiffre d’affaires de la musique live bénéficie surtout aux spectacles à très grande jauge. Dans son bilan de la diffusion des spectacles de musiques actuelles et de variétés en France pour l’année 2022, qui faisait état de recettes de billetterie hors taxe ayant franchi pour la première fois la barre du milliard d’euros, le Centre National de la Musique (CNM) en faisait déjà malgré lui le constat6. Les spectacles de plus de 30 000 entrées, avec un nombre de représentations en hausse de 45 % par rapport à 2019, une fréquentation en hausse de 66 %, et des recettes de billetterie en hausse de 89 %, ont été les principaux bénéficiaires de la reprise post-Covid, dans un contexte où les recettes de billetterie globales, tous types de jauges confondus, n’avaient progressé que de 17 %.
Les jauges intermédiaires ont beaucoup plus de mal à redresser la barre. En témoigne la crise qui touche les petites salles de concert dans un certain nombre de territoires. Selon le dernier rapport annuel de l’organisme britannique Music Venue Trust (MVT)7, qui fédérait encore 949 établissements de ce type début 2023 au Royaume Uni, dont la jauge moyenne est de 380 entrées et la jauge maximale de 650 entrées, ils sont 125 à avoir renoncé à organiser des concerts de musique l’an dernier, plus de la moitié d’entre eux, victimes de la gueule de bois post-Covid, de l’augmentation des loyers et de la hausse du coût de l’énergie, ayant définitivement fermé leurs portes. 38 % des membres du MVT ont enregistré des pertes financières en 2023, malgré une demande accrue de billets.
L’économie des festivals en péril
En Australie, c’est 1 300 salles de concert, soit un tiers des petites et moyennes jauges du pays, qui ont fermé leurs portes depuis 20208. “Bien qu'il n'existe pas de chiffres précis pour les États-Unis, des dizaines de salles, de promoteurs indépendants et d'agents [nous] ont déclaré qu'une crise similaire était imminente”, rapportait le média spécialisé américain Hypebot il y a peu9. Ce revers de la médaille concerne également l’économie des festivals. Selon l'association anglaise des festivals indépendants (AIF), une centaine d’entre eux pourraient disparaître en 2024 en raison de l'augmentation de leurs coûts, 21 festivals ayant déjà annoncé leur report ou leur annulation, voire définitivement rendu leur tablier10.
L’économie des festivals semble tout autant fragilisée en France. Selon le bilan de la saison 2023 des festivals établi par le Syndicat des musiques actuelles (SMA)11, 43 % de ceux qui en sont membres font état d’une édition 2023 déficitaire, le montant moyen des déficits s’élevant à 115 400 euros. “Avec 191 000 euros en moyenne de réserves propres, soit seulement 16 % du budget global moyen, les inquiétudes concernant la trésorerie s’ajoutent à celles sur la pérennité d’un modèle économique qui a atteint ses limites”, commente le syndicat.
Plus de 70 % des festivals interrogés ont fait face à une hausse de leur budget artistique de l’ordre de 20 % en moyenne entre 2022 et 2023, relate le SMA, à quoi s’ajoute le fait que les coûts d’assurance ont flambé (+ 56 % entre 2019 et 2022), de même que les frais de sécurité privée (+ 26 %), quand leur exposition à des événements météorologiques exceptionnels s’intensifie du fait du changement climatique. Au moment du bouclage de l’enquête, ils étaient 20 % à ne toujours pas être certains de la bonne tenue de leur édition 2024.
Vers une économie de la rente
Le risque latent est que le secteur de la musique live s’oriente de plus en plus vers une économie de la rente dont les performances reposeront essentiellement sur celles de ses plus gros acteurs. L’intérêt croissant des fonds d’investissement pour les actifs du secteur, dont témoigne l’évolution du cours en bourse de Live Nation depuis la fin des années 2010 - sa valeur a été multiplié par 3,6 depuis fin 2017, passant de 26,6 dollars à 95,6 dollars dans l’intervale - peut être considéré comme un marqueur de cette évolution. De même que les velléités prêtées au fonds américain Blackstone, au luxembourgeois CVC Capital ou à l’anglais KKR, entre autres, de se positionner pour racheter la firme Superstruct Entertainment, organisatrice de festivals européens comme Sonar en Espagne ou MysteryLand aux Pays-Bas12.
Fondé en 2017 avec un capital d’amorçage du fonds américain Providence Equity Partners, et dirigée par l'ancien président de Live Nation James Barton, Superstruct s’est développé grâce à une multitude d’acquisitions stratégiques à travers l'Europe et l'Australie. Sept ans après sa création, la compagnie, qui gère désormais 80 festivals de grande envergure et 200 événements plus modestes, dont le festival de rock Wacken Open Air en Allemagne, génère des bénéfices annuels avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement (EBITDA) dépassant les 100 millions d'euros. Le temps est aujourd’hui venu, pour Providence Equity Partners, de se retirer et de prendre ses bénéfices.
Ce n’est pas le seul mouvement de fond de ce type à avoir lieu dans le secteur. L’an dernier, la société de capital-investissement californienne Silver Lake tentait de mettre en vente le groupe australien TEG, spécialisé dans les événements live et la billetterie, qu’elle avait racheté en octobre 2019 au fonds asiatique Affinity Equity Partners. Bien que la vente ait échoué, Silver Lake est néanmoins parvenue au mois de février dernier à recapitaliser TEG auprès de plusieurs autres fonds d’investissement, dont KKR et le singapourien Temasek13. Après celle des droits de la musique14, la financiarisation à outrance du secteur de la musique live semble s’accélérer, ce qui ne saurait être une bonne nouvelle, vu la stratégie d’investissement court-termiste de ces gros acteurs financiers, ni pour le développement à long terme du secteur, ni pour celui de nouveaux talents émergents.
Lire également :
@music_zone a besoin du soutien de ses lecteurs pour exister et se développer. Si ce n’est déjà fait, abonnez-vous à l'édition premium, et accédez à l’intégralité des archives !
Live Nation Trended Results 2019 and 2022 - 2023, 31 mars 2024
2023 Year-End Business Analysis: The Great Return Becomes Historic Golden Age, Pollstar, 16 décembre 2023
Global Live Music Revenue Surpassing Pre-Covid Levels In 2023, Celebrityaccess.com, 5 juillet 2023
Music in the Air, Goldman Sachs, 1er mai 2024
Music Venue Trust Annual Report 2023, janvier 2024
Smaller Music Venues Musing Solutions As Crisis Bites Harder, The Music, 15 février 2024
US independent music venues are in crisis, and the UK has a solution, Hypebot, 28 mars 2024
“100 UK festivals could be lost this year,” says AIF, The Ticketing Business, 13 mars 2024
Bilan de la saison 2023 des festivals, SMA, avril 2024
Blackstone, CVC consider bids for S uperstruct festivals firm, sources say, Reuters, 11 avril 2024
Silver Lake ‘Locks in $1.1Bn TEG Dividend Recaps’, IQ Magazine, 5 février 2024
En complément
- Dans le cadre de la campagne Vous n'êtes pas là par hasard (https://www.vousnetespaslaparhasard.com/) du SMA, plusieurs podcasts de tables rondes à écouter :
- Festivals de musiques actuelles en Europe : indépendance et concentration, 4 janvier 2023
En Europe, les festivals sont bel et bien des cibles pour des multinationales privées et industrielles. Prise de participations, rachat, création ex nihilo, duplication d’évènements…, les stratégies qui permettent à ces groupes de capitaliser sur les évènements ne sont pas sans effet sur la diversité artistique. Comment la préserver ? Quelle régulation possible pour ces dynamiques ?
Intervenant·es :
Matthieu BARREIRA, auteur de la cartographie « festivals de musiques actuelles en Europe : qui possède quoi ?»
Stéphane KRASNIEWSKI, vice-président du SMA et directeur du festival Les SUDS, à Arles
Armando RUAH, coordinateur de ACCES – Asociacion de salas privadas de musica en directo
Corinne SADKI, conseillère Europe et Égalité femmes-hommes au CNM (Centre National de la Musique)
Modération : Audrey GUERRE, coordinatrice du réseau européen Live DMA, a collective voice for european live music sector
https://shows.acast.com/62a2141ea877bd0013e70b81/episodes/63b461a20fb1d40011db5d9c
- Les effets des rachats dans les musiques actuelles, 17 juin 2022
Si le modèle culturellement et socialement structurant des festivals est enfin reconnu, ceux-ci attirent aussi les groupes capitalistiques qui y voient un outil marketing, une carte maîtresse dans l’affirmation de leur position dans le marché des musiques actuelles. Les rachats se multiplient et cela n’est pas sans effet quant au maintien de la diversité.
En présence de :
FANEN Sophian, journaliste et fondateur du média Les Jours (modérateur) ;
HOCQUARD Frédéric, président de la Fédération Nationale des Collectivités pour la Culture (FNCC) et adjoint au maire à la Ville de Paris en charge du tourisme et de la vie nocturne ;
KRASNIEWKSI Stéphane, directeur du festival Les Suds, à Arles et vice-président du SMA ;
MILES Christopher, directeur général de la création artistique au Ministère de la Culture ;
NEGRIER Emmanuel, directeur de recherche CNRS et directeur du CEPEL ;
PANHALEUX Coline, rapporteur à l’Autorité de la Concurrence ;
SABOT Christophe, président d’Olympia Production et également de la chaîne C Star ;
THIELLAY Jean-Philippe, président du Centre national de la Musique (CNM) ;
https://shows.acast.com/62a2141ea877bd0013e70b81/episodes/62aca948091572001263eabd
- Quelles réponses politiques apporter à la concentration dans le secteur des musiques actuelles ? lundi 17 avril 2023
En présence de :
Matthieu BARREIRA, auteur de la cartographie « Le Poids des six plus grands opérateurs privés dans la filière des musiques actuelles en France » publiée en 2022
Nicolas CARDOU, Directeur général Culture et arts dans la ville et Directeur général adjoint de la Ville de Nantes
Stéphane KRASNIEWSKI, vice-président du SMA et directeur du festival Les SUDS, à Arles
Françoise NYSSEN, dirigeante des Editions Actes Suds
Isabelle WEKSTEIN, avocate et associée fondatrice de WAN Avocats
Modération : Aurélie HANNEDOUCHE, directrice du SMA
Avec une intervention filmée de Jack LANG.
https://shows.acast.com/62a2141ea877bd0013e70b81/episodes/64008f5b91cec20012c374bf
- Cartographie "Festivals de musiques actuelles en Europe : qui possède quoi ?", par Matthieu Barreira
https://www.vousnetespaslaparhasard.com/festivals-de-musiques-actuelles-en-europe-qui-possede-quoi/
-