Une financiarisation accélérée des droits de la musique
Hipgnosis Song, Primary Wave, Round Hill Music, Reservoir, Tempo Music Investment... les véhicules d'investissement dans les droits de la musique se multiplient, dont certains sont cotés en bourse.
La ruée de nouveaux fonds et véhicules d’investissement vers les répertoires et catalogues de musique - comme celle du SPAC1 anglais Hipgnosis Songs de Merk Mercuriadis (ancien manager d’Elton John, Morrissey, Iron Maiden, Beyoncé…) et du guitariste Nile Rodgers, valorisé 1,34 Md£ au London Stock Exchange (SONG) - témoigne d’un intérêt croissant du monde de la finance pour les droits musicaux, de plus en plus perçus comme une classe d'actifs non corrélée offrant des rendements attrayants. A moins que ce ne soit le business de la musique (Mercuriadis et Rodgers en sont le pur produit) qui se financiarise.
Le cas Hipgnosis Song
Fin septembre 2020, Hipgnosis Song, dont l’introduction en bourse a eu lieu en juillet 2018, avait déjà investi 1,18 Md£ dans l’acquisition de 117 répertoires (environ 58 000 chansons), selon son Interim Report 20202 ; avec un multiple d’acquisition de 14,76 fois leur revenu annuel moyen historique.
Au cours du dernier semestre écoulé, la compagnie avait mis la main sur une vingtaine de nouveaux répertoires d’oeuvres musicales - dont les chansons de Blondie, Chrissie Hynde (The Pretenders), Chris Cornell (Audioslave, Soundgarden), Nikki Sixx (Motley Crue), Lindsey Buckimgham (Fleetwood Mac), Steve Winwood, George Benson ou encore des B-52s.
Fin septembre 2020, Hipgnosis Song avait fait l’acquisition d’un portefeuille de droits d’auteur et d’édition valorisé 1,27 Md£, qui lui a permis de générer un bénéfice net de 44,8 M£ au cours du semestre échu.
Ses deux plus grosses acquisitions de la période ont été celle de l’éditeur indépendant américain Big Deal Music (4400 chansons de 160 auteurs-compositeurs) et de sa plateforme d’administration des droits sur le territoire américain ; et celle, pour 322,9 M$, des 42 répertoires (33 000 chansons) réunis depuis sa création en 2011 par un véhicule d’investissement de Kobalt Finance3 dédié à l’acquisition de répertoires et catalogues de musique, baptisé Music Royalties Fund I, et financé à hauteur de 350 M$ par des investisseurs privés et institutionnels.
Début 2021, Hipgnosis Song échouait dans sa tentative de mettre la main sur les droits d’auteur et d’éditeur de Bob Dylan, qui sont finalement tombés dans l’escarcelle d’Universal Music Publishing pour plus de 300 M$, mais parvenait à acquérir 50 % de ceux de Neil Young (1180 chansons), pour un montant estimé à 150 M$.
En quête d’un rendement pérenne
“Nous nous concentrons sur la construction d'un portefeuille diversifié en acquérant des catalogues battis autour de chansons à succès […] écrites par certains des plus grands auteurs-compositeurs au monde”, explique la compagnie dans son rapport intérimaire. Dans un contexte de croissance soutenue du streaming, les droits musicaux (droits d’auteur et droits voisins) offrent des perspectives de rendement pérenne, en particuler ceux des fonds de catalogue parmi lesquels Hipgnosis fait son marché, qui captent entre 50 % et 60 % de l’audience du streaming et de ses revenus.
Le portefeuille du fonds Hipgnosis Song est composé en grande partie de droits d’auteur de chansons pop et rock à succès de plus de dix ans d’âge.
Les revenus du portefeuille d’Hipgnosis, composé en grande partie de chansons pop (46,1 %) et rock (27,3 %) à succès4, et à 60 % de droits d’auteur de plus de dix ans d’âge - les nouveautés de moins de trois ans ne représentent qu’une part congrue (2,5 %) -, ne proviennent pas que du streaming (32 % des droits d’auteur générés), mais également des droits d’exécution publique en provenance du spectacle vivant ou des lieux sonorisés (29 %) ; des droits de reproduction mécanique issus des ventes physique (17 %) ; et des droits de synchronisation générés par la publicité ou le cinéma (15 %).
Au cours de l’exercice fiscal clos le 31 mars 2020, le portefeuille de droits d’auteur d’hypgnosis a généré un chiffre d’affaires de 64,6 M£ (75 M€) et permis à la compagnie de réaliser un bénéfice net de 25,1 M£ (29 M€)5. Le rendement total de sa valeur liquidative était de 15,7 % sur douze mois au mois de juin 2021, et de 40,7 % depuis l’introduction en bourse, précise la compagnie dans une note récente.6 Les indicateurs financiers non audités qu’elle communiquait alors, en amont de leur publication officielle, faisaient état d’un chiffre d’affaires de 138,4 M$ (113,5 M€) au cours de l’exercice clos fin mars 2021, en progression de 66 % sur un an.
L’intérêt de la finance pour les droits musicaux n’est pas nouveau. Parmi les expérimentations visionnaires, l’émission par David Bowie, en 1997, d’obligations sur ses droits d’auteur et droits master, qui lui avait permis de lever 55 M$ à Wall Street, a constitué une première dans l’histoire de la musique et dans celle de la bourse. La musique est longtemps restée une contrepartie mal assurée qui n’attirait pas facilement les capitaux. Mais alors que son industrie renoue avec la croissance après quinze années de crise, et qu’un nouvel écosystème se développe autour d’elle à la vitesse grand V grâce au numérique, les choses sont en train de changer.
Merk Mercuriadis et Nile Rogers, les deux fondateurs du fonds d’investissement Hipgnosis Song.
« Notre conseil financier estime qu’il existe actuellement une opportunité d’acheter des répertoires à des valorisations attractives, dont le prix est déterminé en référence à l’historique des revenus - lequel ne reflète pas encore la croissance du streaming ces douze derniers mois -, et non en référence aux perspectives de revenus à venir », reconnaissait Hipgnosis Song dans un prospectus publié en 2017.
De nouveaux véhicules financiers
Aucune entreprise cotée au London Stock Exchange n’a levé autant de fonds en bourse qu’Hipgnosis Song en 2020, à hauteur de 425 M£. La compagnie est sur la même lancée en 2021. “En incluant l'effet de levier, nous avons levé plus d'un milliard de dollars en un peu plus de six mois”, confie son fondateur Merk Mercuriadis, qui estime encore à deux ans la fenêtre d’opportunité pour investir massivement dans le rachat de droits musicaux.
La société d’édition et de management d’artistes américaine Primary Wave, fondée par un vétéran de l’industrie musicale7, s’est lancée dans cette ruée vers l’or du copyright dès 2016, avec la création d’un premier fonds d’investissement dédié au rachat d’actifs musicaux financé à hauteur de 300 M$ (246 M€). Primary Wave remettait le couvert en 2019, avec la création d’un deuxième fonds, le Primary Wave Music IP Fund 2, financé à hauteur de 500 M$ (410 M€).
Le chanteur Johnny Cash, dont les enregistrements chez Sun Records sont passés sous la coupe de Primary Wave, dans un hôtel de Londres en 1959. (photo : Daily Herald/Mirrorpix/Getty )
Ces capitaux lui ont notamment permis d’acquérir les droits d’auteur du producteur, clavier et songwriter canadien Bob Ezrin, du guitariste et compositeur américain Dave Navarro (Jane’s Addiction), de Culture Club et de Whitney Houston, ainsi qu’une participation de 80 % dans le catalogue de chansons de Stevie Nicks (Fleetwood Mac), pour un montant de 100 M$, et la totalité des droits master du célèbre du label américain Sun Records (Elvis Presley, Roy Orbison, Jerry Lee Lewis, Carl Perkins, Johnny Cash…)
En mars 2018, le fonds d’investissement new-yorkais Round Hill Music, créé en 2012 par l’héritier d’une dynastie financière, et financé à hauteur de 463 M$ par des investisseurs en capital risque lors de deux levées de fonds, se portait acquéreur de l’éditeur américain Carlin et de son répertoire de plus de 100 000 tubes d’Elvis Presley, AC/DC, James Brown, Meatloaf ou Billie Holliday. Round Hill Music avait déjà mis la main, lors d’une centaine de transactions effectuées en amont, sur les droits de nombreuses chansons enregistrées par les Beatles, les Rolling Stones, Frank Sinatra, Bruno Mars ou Tim McGraw, ainsi que sur le répertoire du groupe de rock américain The Offspring.
Un mois après l’annonce, en avril dernier, de sa prochaine introduction à la Bourse de New York, une fois entérinée sa fusion avec la SPAC (Special Purpose Acquisition Company) Roth CH Acquisition Co. II, la société new-yorkaise Reservoir Media, qui détient un répertoire de plus de 130 000 chansons et un catalogue de 26 000 droits master acquis depuis sa création en 2007, s’est portée acquéreur du label et éditeur américain Tommy Boy Music (Queen Latifah, Afrika Bambaataa, De La Soul, House of Pain…) pour 100 M$. Reservoir Music avait déjà investi 400 M$ dans l’acquisition de catalogues de labels (dont celui de l’anglais Crysalis Record en 2019) et de répertoire de droits d’auteurs.
Des requins de la finance en embuscade
Ces nouveaux véhicules financiers dédiés ne sont pas les seul à en pincer pour la musique. Des fonds d’investissement plus traditionnels et établis de longue date se sont lancés dans cette nouvelle course à l’accumulation de droits musicaux, qui redessine de fonds en comble le paysage de l’édition musicale à l’échelle mondiale.
Ainsi BMG Rights Management, filiale du groupe Bertelsmann devenue numéro deux mondial de l’édition musicale à force d’acquisitions de répertoires, et le fonds d’investissement anglais KKR, qui gère 360 Md$ d’actifs et avait déjà financé les opérations de BMG une première fois en 2009 en rachetant 51 % de son capital, réalisant une belle sortie en 2013, ont annoncé début avril 2021 leur intention d’investir conjointement 1 Md$ dans l’acquisition de nouveaux répertoires.
"En ce qui concerne les deals directs actuellement proposés par les avocats et les gestionnaires, […] des droits [musicaux] d'une valeur globale d'environ 1 milliard de dollars sont en jeu aujourd'hui”, confie Hartwig Masuch, le patron de BMG, qui dispose de suffisament de fonds pour en faire la razzia.
D’autres gros requins de la finance se sont mis en chasse. En avril 2021, le fonds américain Blackstone, qui avait déjà investi dans la petite société d’auteurs américaine SESAC, a racheté la label et éditeur de musique américain eOne Music, propriétaire du catalogue des labels Artemis Records, Dualtone Records, Death Row Records et Last Gang Records, pour 385 M$. Les chansons de The Lumineers et de Snoop Doggs font désormais partie de ses actifs.
Les droits master des albums de Dr Dre et Snoop Dog sortis par le mythique label de rap Death Row Records sont désormais la propriété du fonds d’investissement américain Blackstone.
Qu’ils s’agisse de répertoires de chansons (droits d’auteurs) ou de catalogues de musique enregistrée (droits masters), les droits musicaux n’ont jamais autant attiré les capitaux. Autre exemple de l’intérêt des investisseurs à leur égard : l’association, en 2019, du fonds d’investissement Providence Equity Partners et de Warner Music Group pour créer Tempo Music Investments : un véhicule qui dispose d'un milliard de dollars de capitaux et a déjà acquis quelques catalogues prestigieux, dont ceux des Jonas Brothers et de Wiz Khalifa.
L’acronyme SPAC (Special Purpose Acquisition Company) désigne des structures vides destinées à être introduites en Bourse en vue de procéder à l’acquisition d'actifs ou d’entreprises, dont les cibles ne sont pas divulguées à l’avance, et dont le succès dépend entièrement par la suite des talents de sélection des équipes de gestion. C’est ce type de véhicule financier qui a permis de procéder au rachat de catalogues de musique entiers devenus très rémunérateurs avec le streaming, grâce des fonds levés en bourse en amont, à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars.
Interim Report 2020, Hipgnosis Song Fund Limited
Kobalt Capital est une société d’investissement spécialisée dans l’acquisition de répertoires ou catalogues de droits d’auteur, droits master et droits voisins dans le secteur de la musique. Emanation directe de Kobalt Music Group, compagnie suédoise spécialisée dans les services de gestion des droits pour les auteurs, artistes, labels et éditeurs de musique à l’international, Kobalt Capital a réalisé une nouvelle levée de fonds de 600 M$ en novembre 2017 afin de financer un deuxième véhicule d’investissement dans les répertoires et catalogues de musique, baptisé Music Royalties Fund II. Un mois plus tard, Music Royalties Fund II faisait l’acquisition, pour un montant estimé à plus de 150 M$, de l'éditeur indépendant américain Songs Music Publishing.
Le portefeuille d’Hipgnosis contient 2845 chansons ayant été #1 ; 10 618 chansons ayant été dans le top 10 ; 4 chansons dans le top 5 de la dernière décennie, et 27 dans le top 100 ; 10 chansons dans le top 30 de Spotify depuis l’origine…
Annual Report 2020, Hipgnosis Song Fund Limited
Fact Sheet: June 2021, Hipgnosis Song Fund Limited
L’américain Lawrence Mestel, qui a fait ses premières armes chez Island Records, Arista et Virgin Records.