Protocoles de blockchain : d'abord une révolution informatique
ADN libertarien, face cachée liberticide, haut potentiel libertaire, les protocoles de blockchain, comme celui conçu pour le bitcoin, sont d'abord porteurs d'une véritable révolution informatique.
La course effrénée à l’innovation technologique, et le choc des ruptures de paradigme qu’elle introduit sans cesse, nous empêchent parfois de considérer les choses avec un peu de recul et à la bonne échelle de temps. Les véritables transformations liées à l’innovation technologique, celles qui se réalisent en profondeur et changent réellement nos modes de vie et nos sociétés, se produisent sur un temps très long, à l’échelle d’une génération.
Ainsi a t-il fallut cinq ans à la révolution Internet pour accoucher de Napster ; dix ans de plus pour que Napster accouche de Spotify ; et dix de mieux pour que le streaming conquière le monde, et devienne le mode de consommation de musique le plus répandu. Le jukebox planétaire accessible anywhere, anytime, dont certains rêvaient dès le début des années 2000, a mis 20 ans pour devenir une réalité, jusqu’en Chine ou en Afrique. Et nous n’en sommes qu’aux prémisses d’un processus qui, d’ici 2040, aura encore introduit des bouleversements majeurs dans les modes de production, de distribution et de consommation de musique, à des années lumière de ce que nous pouvons imaginer.
Bien malin celui qui, se livrant à l’exercice de se projeter 25 ans plus tard au milieu des années 90, alors que le Web et la téléphonie mobile émergeaient à peine, aurait pu anticiper les révolutions que ces innovations allaient provoquer dans nos usages, nos vies privées et professionnelles, nos relations sociales, nos modèles économiques, nos médias. Il en va des technologies de blockchain aujourd’hui comme du Web et de la téléphonie mobile 25 ans en arrière. Elle sont porteuses d’une révolution informatique dont l’impact profond ne sera vraisemblablement mesurable, avec un recul suffisant, que dans un quart de siècle.
Décentralisation
Après celle de la micro-informatique dans les années 80 et 90, et celle d’Internet dans les années 90 et 2000, l’adoption et l’intégration progressive des technologies de blockchain dans nos systèmes d’information va provoquer une troisième vague massive de décentralisation informatique. La première de ces vagues a vu les capacités de stockage et de traitement de l’information migrer des gros systèmes centralisés vers les micro-ordinateurs. Miniaturisation des composants et loi de Moore aidant, le smartphone est aujourd'hui l'incarnation ultime de cette évolution : un ordinateur de poche mille fois plus puissant qu'un gros système IBM des années 70, qui s'est transformé en indispensable assistant personnel.
La deuxième vague, celle des réseaux, a décentralisé la production et l'échange d'information, à tel point qu’on fait aujourd’hui communiquer directement une myriade d’objets connectés entre eux (et non plus seulement des personnes), dans un environnement sans fil où ils sont eux-mêmes producteurs d'information et en mesure, le cas échéant, grâce aux algorithmes et à l'intelligence artificielle qu'ils embarquent, de la traiter directement pour déclencher des actions. Ces objets, telles nos enceintes intelligentes, sont même capables de comprendre ce que nous disons, et d'exécuter nos commandes vocales. Avec eux, l'homme est entré dans l'ère du dialogue avec les machines.
La troisième vague, que nous nous apprêtons à vivre avec les blockchains, va décentraliser la création et l'échange de valeur, et non plus seulement d'information, par voie informatique et sans aucun intermédiaire. La cryptographie est au cœur de cette révolution. C'est elle qui assure la confiance dans le système mis au point par Satoshi Nakamoto - l'auteur non identifié du livre blanc qui a donné naissance à la crypto-monnaie bitcoin -, et le caractère infalsifiable de son registre public distribué et décentralisé. Ce registre, sur lequel personne n’a la main et qui ne peut être falsifié, garde une trace de toutes les transactions en bitcoins réalisées depuis l’origine, et permet de les valider sans qu’aucune autorité centrale (telle une banque) n’intervienne. Satoshi Nakamoto le décrit comme une “chaîne de blocs”, ou block chain.
Consensus distribué
Au delà de la crypto-monnaie Bitcoin, les applications potentielles des protocoles de blockchain comme celui élaboré par Nakamoto sont innombrables : gestion et transfert d’actifs numériques et de droits de propriété ; contrôle d’accès et d’identité ; stockage distribué et sécurisé ; exécution automatique de transactions par des contrats intelligents (smart-contracts) ; financement participatif ; gouvernance décentralisée des organisations, etc.
Plus globalement, les technologies de blockchain suppriment le besoin d'intermédiaire dans toute sorte d'activités nécessitant l'intervention d'un tiers de confiance pour valider un échange de valeur ou une transaction. Elles permettent de « faire de la banque sans les banques », résume Bill Gates, fondateur de Microsoft, mais aussi du notariat sans notaire, de l'assurance sans assureur, du droit des affaires sans avocat, du Airbnb sans Airbnb, ou du Uber sans Uber, et du financement participatif en direct, sans passer par une plateforme dédiée.
En s’appuyant sur ce générateur de consensus informatique distribué, il devient possible d’organiser sur Internet, en toute transparence, l’autogestion de toute sortes d’organismes, écosystèmes, communautés, et nouvelles formes d’économie contributive dotés chacun et chacune, le cas échéant, de leur propre système monétaire. C’est ce qui fait de cette technologie un formidable levier potentiel d’émancipation, à l’égard non seulement des plateformes, celles des quelques potentats du numérique et autres « licornes » du Web qui dominent l'économie d'Internet, mais aussi de tous les pouvoirs centralisés : celui des banques, des États, des gouvernements, des institutions, des organismes internationaux...
Un ADN libertarien
Pour les futurologues canadiens Dan et Alex Tapscott, co-auteurs de l'ouvrage Blockchain Revolution: How the Technology Behind Bitcoin is Changing Money, Business and the World (Portfolio, mai 2016), le concept de blockchain est la plus grande innovation en matière de science informatique depuis une génération. “Cette plateforme technologique est ouverte et programmable. En tant que telle, elle a le potentiel de permettre le développement d'innombrables nouvelles applications et fonctionnalités qui n'existent pas encore et de tout transformer au cours des vingt-cinq prochaines années”, écrivent-ils.
“Nous entrons dans l'ère des promesses de la blockchain, dont une des caractéristiques clés est la décentralisation des systèmes de confiance, et la libération des flux de valeur sans intermédiaires”, considère de son côté William Mougayar, partenaire du fonds de capital risque américain Virtual Capital Ventures, et auteur de l'ouvrage The Business Blockchain : Promise, Practice, and Application of the Next Internet Technology (John Wiley & Sons, juin 2016). Cette technologie permet, potentiellement, de réaliser le rêve libertarien d'un système de marchés auto-régulés et entièrement libres de toute intervention étatique.
Cette vision de l'économie était chère à Milton Friedman (1912 - 2006), fondateur de l'Ecole de Chicago et grande figure intellectuelle du néo-libéralisme, qui déclarait en 1999, visionnaire : « Je pense qu'Internet est en train d'affaiblir le rôle du gouvernement. Le seul bloc qui manque encore, et qui sera développé très prochainement, est une monnaie électronique fiable, c'est-à-dire une méthode où l'on peut transférer des fonds de A vers B, sans que A connaisse B et vice-versa. » Cet argent liquide virtuel, qui permet de faire des transactions sur Internet sans que les parties aient à se connaître ou qu'un tiers de confiance n'intervienne, est né dix ans plus tard, en 2009, sous le nom de bitcoin.
Une face cachée liberticide
Les technologies de blockchain ne nous dessinent pas nécessairement, pour autant, un futur ultra-libéral. Les choses pourraient d'ailleurs être pires. L'ultra-libéralisme économique peut très bien s’accommoder, sans avoir à en souffrir, d'un conservatisme politique qui friserait l'autoritarisme dans tout ce qui relèverait encore, hors régulation des marchés, des fonctions régaliennes de l'Etat : qu'il s'agisse de sécurité intérieure ou de protection de la propriété privée. Les blockchains peuvent s'avérer d'une redoutable efficacité au service d'un tel attelage idéologique.
La transparence, la traçabilité, la non-répudiation, les systèmes de réputation, l'exécution automatique de contrats ou de mesures de rétorsion, et la profusion de capteurs du moindre de nos comportements, dont elles permettront de pousser à l'extrême les applications, peuvent nous faire sombrer dans une forme de fascisme codé dont le darknet serait le seul échappatoire potentiel. La protection de notre vie privée aurait à en souffrir plus que tout. Le banquier, un fournisseur ou un bailleur, auraient accès à notre score de bon ou mauvais payeur. L'assureur, à notre score de bon ou mauvais conducteur, impacté dynamiquement par les datas envoyées sur une blockchain corporative par notre véhicule connecté, qui trahiront le moindre de nos écarts de comportement au volant.
Lors d'un contrôle routier ou d'identité, le gendarme ou le policier sauront instantanément si nous sommes ou pas un individu à problème, selon la couleur du voyant qui s'affichera sur l'écran de leur smartphone - vert, orange ou rouge -, après qu'ils auront flashé le QR Code de notre permis de conduire ou de notre pièce d'identité. Dans la réalité augmentée de demain, un simple regard circulaire leur permettra de détecter, derrière leurs lunettes connectées, les suspects potentiels de crimes et délits tout aussi potentiels dans une foule, et de mieux cibler leur surveillance.
Un haut potentiel libertaire
Les protocoles de blockchain, cependant, peuvent tout aussi bien permettre de bâtir un système de protection avancée de la vie privée, qui redonne à chacun la maîtrise de ses données personnelles, et le droit d'autoriser l'exploitation des datas qu'il génère au quotidien dans les contextes qui lui conviennent, par les tiers qu'il choisit, tout en étant automatiquement nano-rétribué pour la valeur que ces datas permettent de créer. Le moteur de recherche de demain, le réseau social ou le service de messagerie qui succéderont à Google, Facebook ou SnapChat, s'appuieront sur les technologies de blockchain pour rétribuer dynamiquement leurs utilisateurs, en fonction de leur engagement et de leur contribution à la création de valeur globale sur le réseau.
Les technologies de blockchain ne sont pas moins neutres que d'autres, ni plus porteuses d'un modèle de développement que d'un autre. Elles peuvent servir d'architecture à un modèle économique qui favorise la coopération plutôt que la compétition ; l'inclusion de tous dans l'économie de marché plutôt que l'exclusion du plus grand nombre ; la participation, la solidarité et la contribution plutôt que l'assistance ; le partage de la valeur plutôt que sa captation ; l'émancipation plutôt que l'aliénation ; la soutenabilité plutôt que la quête effrénée de profit ; le partage des ressources (naturelles, mais aussi monétaires et financières) plutôt que leur accaparement ; et des formes de gouvernance en réseau décentralisées plutôt que l'exercice d'un pouvoir fort centralisé.
En résumé, ces protocoles peuvent être porteurs de valeurs plus libertaires que libertariennes ou néo-conservatrices, et être mis au service de l'intérêt général et de la création de biens communs - plutôt qu'au service d'intérêts privés, de caste ou de classe. Selon que l'appropriation des nouvelles technologies de blockchain sera motivée par une philosophie politique plutôt que par une autre, l'avenir que nous construisons ne sera pas le même. A nous d'anticiper et de choisir le monde que nous voulons construire, en toute connaissance de cause.
(à suivre)