WhatsApp, le "système D" de la musique africaine
En raison d’un taux de bancarisation peu élevé qui limite l'accès aux services de streaming, les artistes africains utilisent la messagerie WhatsApp pour faire connaître leur musique.
La nouvelle scène électronique sud-africaine emprunte des chemins détournés pour atteindre son public. En raison d’un taux de non bancarisation élevé, le streaming peine encore à se démocratiser véritablement en Afrique. Aussi les artistes locaux en quête de notoriété ont-ils pris pour habitude de faire circuler leurs titres de musique par l’intermédiaire de l’application mobile de messagerie instantanée WhatsApp.
“Quand j’entends un son qui me plaît en club, je demande à mon pote : ‘C’est quoi ça ? Tu me l’envoie sur Whatsapp ?’”, confie à deux envoyés spéciaux de Libé à Johannesburg le producteur de musique et de documentaires Thabang Moloto, alias DJ Papercut. “Quand tu termines un morceau, tu l’envoies à tous tes amis qui le partagent avec leurs amis façon chaîne de mail”, ajoute t-il. “C’est la débrouille avec les outils disponibles”, commente le responsable du bureau du distributeur numérique français Idol en Afrique du Sud, qui rappelle que pour s’abonner à un service de streaming, il faut une carte bancaire.
Une plaque tournante du “gqom”
Deux tiers des adultes utilisent WhatsApp en Afrique du Sud. “[C’est] l’application mobile la plus utilisée du continent et sa croissance est exponentielle, expliquait dans un dossier paru en 2015 l’hebdomadaire Jeune Afrique. Face aux surtaxes des appels à l’étranger, [le service] s’est posé en concurrent redoutable des opérateurs téléphoniques, dont il utilise néanmoins les licences 3G ou 4G pour fonctionner”. Messages gratuits cryptés, faible besoin de connexion, dans une région du monde où les SMS et le trafic de données sur les mobiles sont hors de prix, l’appli de messagerie instantanée rachetée par Facebook avait tout pour séduire les africains. “Bien qu’il faille être connecté en 3G, 4G ou wifi, ce coût de connexion est largement compensé par les économies de SMS, en particulier lorsque il s’agit d’une discussion de groupe”, expliquait Jeune Afrique.
C’est ainsi que WhatsApp est devenue la plaque tournante du “gqom” en Afrique du Sud, raconte le magazine en ligne Pan African Music (PAM), édité par Idol et consacré aux musiques issues du continent africain et de sa diaspora. Né dans les townships, le gqom est “un sous-genre de sa grande sœur née à Chicago il y a trente ans, la house music. Le rôle des chauffeurs de taxi de Durban qui passent des tracks de gqom a été décisif dans la diffusion du genre”, explique t-il. Nan Kolè, fondateur du label Gqom OH, basé en Italie, confirme au magazine en ligne The Fader : “Avoir son track qui passe dans un taxi, c’est le test ultime et c’est aussi un super outil de promotion. Si un taxi met ton morceau, alors il peut rapidement devenir un hit, surtout dans certains quartiers”.
Music From Saharan WhatsApp
Artistes émergents et producteurs de gqom ont pris pour habitude de s’envoyer des tracks et des maquettes dans les groupes privés de WhatsApp, ou les adressent aux radios locales par ce biais. Ce système D connecté, qui a succédé à l’échange de fichiers MP3 entre téléphones mobiles via Bluetooth, a permis à certains artistes de percer à l’international - tel le sud-africain DJ Lag, qui fut coopté par Beyonce pour travailler sur la bande originale du film Le Roi Lion en 2019.
Le phénomène WhatsApp touche d’autres régions du continent. Lancé comme un blog musical en 2009 par son fondateur Christopher Kirkley, pour partager la musique découverte lors d’un séjour de deux ans en Afrique de l’Ouest, le label indépendant américain Sahel Sounds (une soixantaine d’albums en catalogue) a lancé une série d’albums baptisée “Music From Saharan WhatsApp” sur Bandcamp. Quelques semaines à peine avant la réalisation du premier épisode, Christopher Kirkley adressait un message de groupe aux artistes de la région, leur faisant la proposition d’enregistrer une courte session à l'aide d'un téléphone mobile et de la lui envoyer via WhatsApp, en l’autorisant à vendre le résultat sur Bandcamp au prix choisi par l’acheteur.
“Chaque mois, nous sortirons un EP d'un groupe musical du Sahel. Chaque album sera enregistré sur un téléphone mobile, transmis via WhatsApp et téléchargé sur Bandcamp, où il ne vivra qu'un mois”, explique le label sur Bandcamp. “Il sera disponible pour le prix que vous souhaitez, 100 % des revenus iront directement à l'artiste ou au groupe. Après un mois, l'album sera remplacé par un autre, jusqu'à la fin de l'année.” Le deuxième épisode de “Music From Saharan WhatsApp” est sorti mi-février 2020. Le prochain sortira mi-mars.
Franchir les barrières technologiques
“Cela donnera aux musiciens un aperçu de ce qui peut se passer s’ils réalisent directement leur musique sans label, explique Christopher Kirkley sur le blog de Bandcamp. Il y a une barrière technologique qui les empêche de participer à l'économie mondiale, simplement en raison de l'endroit où ils vivent. Mais si vous pouvez enregistrer votre musique sur un téléphone n'importe où et la télécharger, que se passera t-il ? […] C’est une expérience qui vise à offrir aux groupes africains une source de revenus plus directe et les moyens de monétiser leur propre art dans le monde entier."
Le fondateur de Sahel Sounds, qui parle le français couramment, n’en est pas à son premier coup d’essai pour faire découvrir et valoriser la musique et les artistes d’Afrique de l’Ouest. En 2011, le label sortait la compilation “Music from Saharan cellphones” réalisée à partir des fichiers MP3 circulant le plus sur les téléphones mobiles d’Abidjan à Bamako ou à Alger, de chansons auto-produites avec les outils Do It Yourself d’aujourd’hui (home studio, boucles, samples…) qui, malgré une sortie commerciale limitée voire inexistante, n’en ont pas moins rencontré le succès localement.
Sources :
WhatsApp règne sur le son sud-africain, via @libe
WhatsApp, plaque tournante du gqom en Afrique du Sud, via Pan African Music
Woza Taxi, A Documentary About South Africa’s Gqom Scene, via @thefader
Technologie : comment Whatsapp a conquis l’Afrique, via Jeune Afrique
The “Music from Saharan WhatsApp” Series is an Experiment in Immediacy, via @bandcamp