L'histoire de Spotify, enfant prodigue du peer-to-peer #1 - "L'effet Spotify"
Premier épisode d'un récit documenté de l'histoire de Spotify : un corsaire suédois du net, enfant prodigue du peer-to-peer héritier de Napster, devenu la killer-app musicale du XXIième siècle.
En l’espace de dix ans, le service de streaming musical Spotify, qui a dû batailler longtemps avant d’obtenir des licences de la part des maisons de disques, est devenu la principale source de revenus de l’industrie musicale dans le monde. Récit documenté, en plusieurs épisodes, de l’histoire de ce corsaire suédois du net, qui a mis un coup d’arrêt au piratage de musique en ligne et porte dignement, en véritable enfant prodigue du peer-to-peer, l’héritage de la révolution initiée en 1999 par Napster.
Chapitre 1
“L’effet Spotify”
« J’ai hâte que Spotify soit disponible aux États-Unis. D’ici là, nous sommes une nation du tiers monde ! ». C’est en ces termes que Ted Cohen, un figure américaine du Midem – et plus particulièrement du Midemnet, série de conférences sur les enjeux du numérique qu’il a l’habitude de présider –, conclut son allocution de bienvenue à Cannes, dans un auditorium du Palais des festivals archicomble, alors que s’ouvre l’édition 2009 de cet événement international, qui réunit chaque année sur la Croisette tous les acteurs de l’industrie musicale.
Depuis le début de l’année, les internautes français, anglais, espagnols et allemands, à la suite des suédois, des finlandais et des norvégiens, peuvent participer au bétatest privé (sur invitation) de ce logiciel de streaming du troisième type, ultra-léger, ultra-rapide, et ultra-simple à utiliser : un véritable juke-box céleste, à l’interface sobre et fonctionnelle, qui donne accès à un catalogue de musique d’une ampleur inédite, et permet d’en écouter instantanément tous les titres à la demande, d’un simple clic de souris.
Ted Cohen au Midem 2009 à Cannes
L’excitation de Ted Cohen est à son comble. “A chaque événement consacré aux médias numériques, partout où l’on parle de musique en ligne, […] la première question qui vient sur la table est : ‘Que pensez-vous de Spotify ?’ Le monde se divise en deux catégories : ceux qui utilisent le logiciel et l’adorent ; et ceux qui, en ayant seulement entendu parler, voudraient bien l’essayer”, écrit cet ancien patron du numérique chez EMI Music aux États-Unis, devenu consultant international, dans une tribune publiée sur le blog du Midem en mai 2009, intitulée “L’effet Spotify”.
“Big deal”
Ted Cohen n’a pas attendu que Spotify soit disponible aux États-Unis, ce qui n’interviendra finalement que très tardivement en juillet 2011, pour en tester le logiciel. “Spotify est très impressionnant. Il fournit l’une des plus grandes bibliothèques de musique numérique disponibles à ce jour, mise à disposition gratuitement, avec un minimum de publicité”, s’enthousiasme t-il. “Il existe également une offre payante, Spotify Premium - c’est une fonctionnalité très importante”, souligne t-il.
Cet ancien haut dirigeant de l’industrie musicale, très au fait des disruptions technologiques que connaît le secteur, n’hésite pas à parler de “big deal” à propos de Spotify. “D’abord, c’est gratuit”, observe t-il, à l’inverse de plateformes de streaming sur abonnement déjà existantes aux États-Unis, comme Rhapsody, qui imposent de payer un abonnement mensuel pour accéder à leur service, et ne proposent qu’une courte période d’essai gratuite. Ensuite, “c’est très simple à utiliser” et “c’est très rapide”.
“L’interface est propre, poursuit Ted Cohen, vous n’avez pas besoin d’une FAQ pour naviguer. […] Dès que vous cliquez sur une chanson, elle démarre quasi instantanément. Il n’y a pas de latence liée au buffering (mise en mémoire tampon du début de la chanson, ndr)”. Enfin, “la profondeur du catalogue est incroyable”. Et surtout, “ce n’est pas une initiative d’Apple. C’est la première fois qu’une offre commerciale numérique connaissant une adoption massive n’est pas délivrée par Cupertino”.
Ted Cohen n’est pas le seul à être saisi par “l’effet Spotify”. Le logiciel tape immédiatement dans l’œil de Sean Parker, personnage autrement plus sulfureux de la Silicon Valley, un temps qualifié d’« ennemi public numéro un de l’industrie musicale » - alors qu’il présidait, du haut de ses 19 ans, aux destinées du service de partage de fichiers entre particuliers Napster, aux côtés de son créateur Shawn Fanning.
L’ombre de Sean Parker
En 2009, ce jeune "serial entrepreneur" aux frasques légendaires, désormais âgé de 30 ans, que la fermeture de Napster avait mis sur la paille en 2001, s’est refait une belle santé financière.
Fondateur de Plaxo en 2002, un service d’annuaire en ligne préfigurant ce que seront les réseaux sociaux misant sur la viralité de leur application1, ce hacker dans l’âme, initié au codage de l’ordinateur Atari 800 par son père dès son plus jeune âge, que le FBI a pris la main dans le sac à 16 ans - la CIA le recrutera quelques temps plus tard, après qu’il ait développé l’un des tous premiers “Web Crawler” de l’histoire (logiciel permettant d’enregistrer le contenu de sites Web entiers) -, a de suite pressenti le potentiel de Facebook, quand la notoriété du réseau social ne dépassait guère les frontières de quelques campus universitaires aux États-Unis.
Sean Parker lors de la conférence LeWeb du 9 décembre 2011 à Paris
Quelques mois après leur rencontre à l’été 2004, que Sean Parker a sciemment provoquée – il avait découvert le service sur l’ordinateur de la petite amie de son colocataire, étudiante à Stanford -, le fondateur de Facebook, Mark Zuckerberg, le nomme président de la compagnie. Sean Parker, qui n’a pas encore 25 ans, va lui ouvrir son carnet d’adresses dans la Silicon Valley, et l’introduire auprès de son tout premier investisseur, en la personne de Peter Thiel, co-fondateur de Paypal, qui s’est lancé dans le capital risque après la vente de sa compagnie à eBay.
Fort de sa mauvaise expérience personnelle - en 2004, les actionnaires de Plaxo sont parvenus à le débarquer, en raison de ses frasques et de son peu de goût manifesté pour la gestion opérationnelle des affaires au quotidien -, il va négocier pour Mark Zuckerberg, lors de la première levée de fonds de Facebook, qu’il puisse conserver trois des cinq sièges du conseil d’administration de la compagnie, afin d’en garder le contrôle, et de rester indépendant.
“Spotify is so good !”
Sean Parker sera le principal architecte de Facebook, auquel on doit son look minimaliste, ses flux continus de contenus, ses fonctions de partage de photos, et l’aisance avec laquelle on peut réaliser toutes sortes de tâches dans son interface, comme partager un contenu (mais pas de la musique avant 2013) ou ajouter un nouvel ami. “Sean a joué un rôle déterminant en transformant un projet universitaire en véritable entreprise”, reconnaît Mark Zuckerberg.
Mais en 2005, cet “agent de disruption”, selon l’expression du magazine Forbes2, qui mène parfois une vie de rock star, a renoué avec ses démons. Mis en cause dans une affaire de détention de cocaïne, sans toutefois être inculpé, Sean Parker est contraint de quitter la présidence de Facebook sous la pression des actionnaires, qui craignent pour l’image du réseau social. Après Napster et Plaxo, c’est la troisième fois que le jeune entrepreneur se voit éjecté de projets qu’il porte ou dont il accompagne le développement. Il n’en sort pas moins milliardaire de cette mésaventure, et reste un proche conseiller de son ami “Zuck”.
Lorsqu’il découvre Spotify, au printemps 2009, c’est la première personne qu’il alerte. “Spotify is so good”, écrira quelques années plus tard, lors du lancement du service aux États-Unis, le fondateur de Facebook sur son mur. “Je n’avais jamais entendu parler de Spotify, mais Sean m’en a touché un mot. Je me suis dis : Wow ! Ces personnes ont développé un service de musique vraiment cool, et aussi compris comment lui intégrer une dimension sociale”, raconte t-il à Wired3.
Rien de plus facile, en effet, que de partager une chanson, un album ou une playlist avec des amis grâce à Spotify, et de transformer l’expérience de la musique en ligne en expérience sociale. Les synergies potentielles avec Facebook sont multiples. Leur mise en œuvre va prendre un certain temps.
[à suivre]
Interfacé avec le logiciel de messagerie Outlook, Plaxo envoie une invitation à tout le carnet d’adresses de ses utilisateurs, ce qui rend l’application très virale.
Sean Parker: Agent Of Disruption, Forbes, 21 sept. 2011
Steven Levy on Facebook, Spotify and the Future of Music, Wired, 21 oct. 2011
Merci Philippe pour ce super article ! J'avais quitté Spotify dans le doute, suite à un piratage de carte bleue ; j'ai finalement abandonné ma parano et me suis réabonné hier. Je suis allé écouter certaines de tes playlists et on peut dire que c'est très bien fourni !
Bonne continuation...
Eric