Une brève histoire du baladeur iPod
Apple ayant mis fin à la fabrication du baladeur iPod - le iPodTouch, dernier né de la gamme, restera en vente jusqu'à épuisement des stocks -, retour documenté sur la génèse de cet appareil mythique.
En septembre 1998, la société américaine Diamond Multimédia avait introduit l'un des tout premiers baladeur MP3, le Rio PMP300. De la taille d'un jeu de cartes, et doté d'un petit écran LCD qui affichait le nom de fichier de la chanson écoutée, il disposait de 32 mégabits de capacité de stockage en interne (de quoi stocker une dizaine de chansons au format MP3 tout au plus, soit une demi-heure de musique). Ses boutons de contrôle, disposés sur un “pad” circulaire, permettaient de passer au titre suivant, d'écouter les chansons en mode aléatoire, et d'effectuer des réglages de son égalisateur de fréquences. Aucun logiciel ne permettait de synchroniser de la musique sur un baladeur Rio depuis un ordinateur Macintosh. Les premiers modèles se branchaient sur un PC via le port parallèle, interface dont ne disposaient pas les ordinateurs d'Apple, qui étaient équipés de ports USB.
Un jukebox logiciel pour le Mac
“Je peux arranger ça !”, se dit Bill Kinkaid, un ancien développeur d'Apple, lorsqu'il entend parler pour la première fois du baladeur Rio à la radio et du format audionumérique MP3. Il va passer les mois qui suivent à concevoir un adaptateur permettant de connecter le port parallèle du Rio 300 au port USB d'un Macintosh. En pure perte, puisque le modèle suivant, le Rio 500, sera doté d'un port USB. “Puis j'ai passé l'année et demie suivante à apprendre le MP3 à partir de zéro - les normes ISO, le code source de référence, les documents IEEE et AES, tout ce que je pouvais trouver”, raconte t-il1. Entre temps, Kinkaid fait appel à deux autres anciens développeurs d'Apple, Jeff Robin et Dave Heller, pour concevoir un juke-box logiciel pour le Mac permettant de synchroniser de la musique sur un baladeur Rio. Il voit le jour courant 1999, sous le nom de SoundJam, et devient très vite le logiciel MP3 de référence dans l'environnement Macinstosh.
En juillet 2000, Apple rachète le code source du logiciel SoundJam et recrute l'équipe de ses concepteurs. Jeff Robin se voit confier la direction du développement, à partir du code source de SoundJam, d'un juke-box logiciel maison. Comme à son habitude, Steve Jobs veille au grain sur le design de son interface, exige de la simplifier au maximum, et impose d'élaguer de nombreuses fonctions qu'il juge inutiles. Lors de la Mac World Expo de janvier 2001, sa présentation de la première version du logiciel iTunes, avec son look & feel métallisé calqué sur celui du logiciel de montage vidéo iMovie de la firme, soulève un tonnerre d'applaudissements. “Rejoignez la révolution musicale avec iTunes et rendez vos appareils musicaux encore plus précieux”, lance le patron d'Apple en conclusion de son keynote.
L'assistance est conquise. Mais Jobs reste sur sa faim. Selon lui, les baladeurs MP3 disponibles sur le marché, avec lesquels iTunes s'efforce de fonctionner, sont “nuls” et leur aspect “épouvantable”. Les équipes d'Apple, qui ont eu à les manipuler pour la conception du logiciel iTunes, sont du même avis. “Ils étaient vraiment pourris, se rappelle le directeur du marketing Phil Schiller. Ils contenaient seize malheureux morceaux et on ne savait pas comment s'en servir.”2
Un atout maître fourni par Toshiba
Jobs est convaincu qu'Apple peut faire la différence - d'autant qu'aucun acteur majeur ne domine encore le marché. Il n'a plus qu'une obsession en tête : concevoir un baladeur maison taillé sur mesure pour fonctionner avec le logiciel iTunes, dans une logique de “foyer numérique” ; les tâches les plus complexes étant dévolues à l'ordinateur (comme encoder de la musique au format MP3, programmer des playlists ou mettre à jour sa bibliothèque), les appareils périphériques effectuant les plus simples (comme permettre d'écouter de la musique n'importe où et n'importe quand). Avec, en prime, la perspective de contrôler toute la chaîne, du logiciel au hardware, et de ne plus dépendre de personne pour ce qui est d'améliorer l'expérience finale de l'utilisateur.
Jonathan Rubinstein, un ancien de NeXT devenu directeur du département matériel d'Apple en 1997, parvient très vite à réaliser un premier prototype en assemblant un petit écran LCD et une batterie au lithium rechargeable. Reste à relever le principal défi : celui de doter le futur baladeur maison de capacités de stockage étendues, afin de se démarquer nettement de la concurrence. Le hasard va bien faire les choses. Lors d'une réunion de routine avec les équipes de Toshiba au Japon en février 2001, en marge de la Mac World Expo de Tokyo, les ingénieurs du fabricant nippon de matériel électronique et informatique présentent à Rubinstein un nouveau produit dont il ne savent pas vraiment que faire, et dont la conception doit être bientôt finalisée : un disque dur miniature de 1,8 pouce de diamètre (4,5 cm, contre 6,5 cm pour les plus petits à l'époque), dont la capacité de stockage est de 5 gigaoctets. De quoi stocker plus de 1000 chansons dans un format audionumérique compressé !
Rubinstein, qui n'en montre rien sur le moment, jubile intérieurement. Il vient de dénicher la pièce manquante du puzzle. Steve Jobs est mis dans la confidence le soir-même. “Je sais comment fabriquer notre lecteur MP3. Je dispose maintenant de toutes les pièces nécessaires”, l'informe Rubinstein. “Fonce !”, lui répond Jobs3. Apple signe illico un chèque de 10 millions de dollars à Toshiba pour s'assurer de la fourniture exclusive de son disque dur miniature pendant trois ans, privant ainsi ses concurrents d'un composant essentiel pour faire évoluer leurs produits pendant ce laps de temps. Dès son retour à Cupertino, Rubinstein recrute un ancien ingénieur de chez Philips Electronics, Tony Fadell - dont le concept de baladeur MP3 à disque dur, sur lequel il planche depuis quelques temps, a été refusé par RealNetworks, Philips et Sony. Il lui confie la direction du projet.
Un design fonctionnel
Pour répondre aux exigences de Steve Jobs, qui souhaite que le baladeur d'Apple soit disponible à l'automne, Tony Fadell se voit allouer une équipe d'une trentaine de personnes. Elle part de suite en quête de tous les composants nécessaires : le disque dur vient de chez Toshiba, la batterie de chez Sony, différentes puces électroniques de chez Texas Instrument... Le processeur du futur baladeur est fourni par PortalPlayer, une start-up de la Silicon Valley qui en conçoit pour des lecteurs numériques de tout type. Un autre compagnie, Pixo, a développé le logiciel de navigation qui va servir de base au design et à l'implémentation de son interface utilisateur, sous la supervision directe de Steve Jobs.
Jonathan Ive, directeur du design industriel chez Apple depuis 1992, planche de son côté sur le design de dizaines de prototypes dans le plus grand secret, avec une équipe d'une douzaine de designers industriels reclus dans un bâtiment isolé aux volets fermées. “L’accès est protégé par des laissez-passer électroniques qui ne sont accordés qu’à un très petit nombre de cadres. Les lieux sont équipés d’outils de prototypage ultra-perfectionnés”, rapporte le journaliste français Daniel Ichbia dans sa biographie de Steve Jobs4.
Investi plus que jamais dans les moindres détails du projet, le patron d'Apple veut un objet simple et lumineux, sans boutons ou presque – il ira jusqu'à demander la suppression du bouton on-off, estimant que l'appareil peut simplement se mettre en veille lorsqu'il n'est pas utilisé. Et il exige que les menus permettent d’écouter une chanson en un minimum d'étapes. “La plupart des gens commettent l’erreur de penser que le design concerne l’aspect d’un appareil Ce n’est pas notre approche. Le design, c’est comment fonctionne l’appareil”, confiera t-il un jour au New York Times. Tous les processus, comme le transfert de musique sur le baladeur, doivent être simplifiés et automatisés au maximum.
1000 chansons dans la poche
Les premiers modèles qui lui sont présentés sont décevants. Comme les autres baladeurs du marché, ils ressemblent à d'horribles appareils informatiques. Jusqu'à ce que naisse dans l'esprit de Jonathan Ive, loin des canons habituels du design des produits bruns électroniques, l'idée du boîtier blanc avec son dos en acier inoxydable qui va faire l'identité du baladeur d'Apple, et le distinguer de tous les autres. Lors d'une réunion où sont présentés à Steve Jobs une quinzaine de prototypes avec le nouveau design, le directeur du marketing, Phil Schiller, suggère d'utiliser une molette mécanique plutôt que des touches de direction pour naviguer au plus vite dans les listes de titres et d'albums. Il dévoile aussitôt un prototype équipé d'une molette et en fait la démonstration, emportant immédiatement l'adhésion de son patron.
Fin octobre 2001, Apple convoque la presse pour présenter un nouvel appareil qui n'est pas un ordinateur. “Nous avons choisi de nous intéresser à la musique. Pourquoi ? Parce que nous aimons la musique ! Et qu’il est toujours bon de faire ce qu’on aime. Mieux encore, la musique fait partie de la vie de chacun. Elle a toujours été là. Et elle sera toujours là”, commence par déclarer Steve Jobs. Il rappelle qu'un lecteur de CD ou un baladeur à mémoire flash donnent accès à une quinzaine de chansons ; et que certains lecteurs MP3 peuvent accueillir jusqu'à 150 titres. Il ajoute qu'un juke-box à disque dur peut contenir pas moins de mille morceaux de musique, et indique que c'est sur ce terrain qu'entend se positionner Apple.
«Aujourd’hui, nous introduisons l’iPod, finit-il par annoncer. C’est un lecteur MP3 qui offre une qualité digne du CD. Le plus important, c’est qu’il contient un millier de chansons. Il s’agit d’un bond prodigieux, car cela représente la discothèque entière d’un grand nombre de personnes. […] Ce qu’il y a de cool avec l’iPod, c’est que cette discothèque entière tient dans la poche. Cela n’a jamais été possible auparavant. »
Voyant et discret
Le modèle original du baladeur iPod d'Apple est équipé d'un écran monochrome de 2 pouces d'une définition de 160 × 128 pixels. Sa batterie lithium rechargeable assure une autonomie de dix heures. Il permet de lire les formats audio MP3, MP3 VBR, AIFF, WAV et AAC. Le AAC (Audio Advanced Coding), que Steve Jobs a imposé parce qu'il est d'une qualité bien supérieure au MP3, est le format dans lequel le logiciel iTunes encode les fichiers de musique avant de les transférer sur l'iPod. iTunes synchronise automatiquement le contenu de sa bibliothèque avec celle du baladeur lorsque ce dernier est connecté au Mac. Le transfert de données s'effectue grâce à une connexion FireWire (IEEE 1394), une interface de communication propre à Apple, dont le débit permet de télécharger 1 000 titres en moins de 10 minutes.
Steve Jobs a décrété que la synchronisation ne pourrait se faire qu'à sens unique, de l'ordinateur auquel il est rattaché vers le iPod, et non pas du iPod vers un autre ordinateur, pour ne pas favoriser la copie illégale de musique. “L'appareil a de la noblesse, se réjouit son designer Jonathan Ive5; il annonce sa valeur tout en dégageant une impression de sérénité, de retenue. […] Il est mesuré et fou en même temps, avec ses écouteurs qui flottent au vent. Voilà pourquoi le blanc ! Le blanc n'est pas une couleur neutre. Il est pur et silencieux. Voyant et discret en même temps.”
Dès son introduction, la progression des ventes du baladeur iPod est spectaculaire. Entre 2001 et 2007, Apple décline six générations de iPod classiques dérivés du modèle original, cinq générations de iPod Nano compacts entre 2005 et 2012 (sans compter les deux iPod Mini sortis en 2004 et 2005), quatre générations de iPod Shuffle (le plus petit, sans écran) entre 2005 et 2010, et sept générations de iPod Touch de 2007 à 2019 - le baladeur connecté d'Apple (en wifi et en Bluetooth), avec un écran tactile. Dès l'automne 2004, l'iPod pèse 90 % des ventes de baladeurs MP3 à disque dur aux États-Unis en volume, et 70 % du marché tous types de baladeurs confondus.
350 millions de baladeurs vendus
Apple vend son millionième iPod en janvier 2007. Au cours du trimestre précédent, la compagnie a réalisé un chiffre d'affaires record de 7,1 milliards de dollars, dont 48 % en provenance de ses ventes de baladeurs. Lors de l'Apple Event de septembre 2009, Phil Schiller révèle que les ventes de iPod dépassent les 220 millions d'unités. En septembre 2012, Apple revendique 350 millions de baladeurs iPod vendus dans le monde depuis 2001.
La sortie de la première version du iPhone d'Apple, qui voit le jour en juin 2007, sonne le début de la fin de l'ère du iPod, qui aura permis à un fabricant d'ordinateurs de seconde zone en terme de parts de marché, encore aux prises avec des difficultés financières (37 millions de dollars de pertes en 2001), d'entamer sa métamorphose en géant de l'électronique grand public, de la téléphonie mobile, des services connectés et des nouveaux médias. Et de devenir le plus puissant des GAFA, avec une capitalisation boursière de plus de 3000 milliards de dollars aujourd’hui.
The True Story of SoundJam, Panic.com
Steve Jobs, par Walter Isaacson, éditions JC Lattès (2011), p. 434
Les 4 vies de Steve Jobs, par Daniel Ichbia, Editions Leduc.s (2011), p. 199
Ichbia, p. 200
Isaacson, p. 441