Un projet de loi américain rebat les cartes de la rémunération équitable
L’adoption par le Congrès américain de l’American Music Fairness Act amputerait de 25 à 30 millions d'euros par an le financement des programmes d'aide français à la création artistique.
Les membres du groupe Boyz II Men présents au Capitole le 13 février dernier - Journée mondiale de la radio - pour demander au Congrès d'adopter l'American Music Fairness Act.
Une nouveau projet de loi fortement soutenu par l'industrie musicale américaine, qui vise à introduire une rémunération équitable des artistes et des producteurs phonographiques en compensation de la diffusion de leur musique sur les radios hertziennes aux Etats-Unis, l’American Music Fairness Act, a été réintroduit au Congrès en début de mois1. Une nième tentative de mettre ce vieux serpent de mer sur la table. Un projet de loi similaire avait été introduit au Congrès sous le même nom en 2022, sans succès2.
La loi américaine sur le copyright n’impose jusque là aux radios AM/FM que de rémunérer équitablement les auteurs et compositeurs des musiques diffusées à l’antenne. Une incongruité qui la distingue des législations de nombreux autres pays, dont ceux de l’Union européenne, qui imposent aux diffuseurs hertziens (radios et chaînes de télévision) et aux lieux sonorisés (bars musicaux, commerces, discothèques, galeries commerciales…) de payer également des droits d’exécution publique aux artistes et aux labels.
En France, il revient à la SPRE (Société de perception de la rémunération équitable) de collecter ces droits pour le compte de ces derniers. Ils leur sont ensuite répartis, à parité entre les deux collèges, par leurs sociétés de gestion collective respectives : l’Adami et la Spedidam pour les artistes ; la SCPP et SPPF pour les producteurs. En 2023, la SPRE a collecté en France un total de 153 millions d’euros, dont 58 % en provenance d’une multitude de lieux sonorisés (près de 400 000 utilisateurs), 25 % en provenance des médias, et 17 % en provenance des lieux festifs nocturnes (discothèques et établissements similaires)3.
Le poids de la rémunération équitable en France
En vertu d’accords de réciprocité avec des sociétés de gestion collective étrangères, les artistes et labels français perçoivent également une part de rémunération équitable en provenance de pays tiers, qui ne représentent cependant qu’une petite part des droits perçus. En 2023, la rémunération équitable, en incluant les droits de diffusion de vidéo-musiques et de ceux en provenance de l’étranger, a pesé 49,5 % des droits perçus par la SPPF4, soit 18,28 millions d’euros. A périmètre équivalent, elle a pesé 59,37 % des perceptions de la SCPP la même année5, soit 51,87 millions d’euros.
La rémunération équitable a par ailleurs représenté 49 % des droits collectés pour les artistes principaux par l’Adami en 20236, soit 48,2 millions d’euros en comptabilisant les droits internationaux, et 59,42 % de ceux collectés par la Spedidam pour les musiciens et autres artistes secondaires7, soit 35,39 millions d’euros. Au total, les revenus de la rémunération équitable en France en 2023 ont constitué une manne de 153,74 millions d’euros - 84 millions d’euros collectés pour le compte des artistes, et 70 millions pour celui des labels.
En terme de répartition, une fois imputées la part des perceptions allouée au financement de programmes d’aides à des projets artistiques et des coûts de fonctionnement, les droits d’exécution publique payés par les médias et lieux sonorisés en France et à l’international ont rapporté près de 46 millions d’euros aux artistes français en 2023, et 52,75 millions d’euros aux producteurs de phonogrammes français, soit 5,4 % des revenus globaux de ces derniers, et 43,2 % des “droits voisins” qu’ils ont perçus.
Le deux poids, deux mesures américain
Les Etats-Unis ont fait le choix de limiter le droit à rémunération équitable des artistes et des producteurs à certaines utilisations, dont la radio hertzienne ne fait pas partie. Les radiodiffuseurs numériques, en revanche, qu’il s’agisse de webradios comme Radio Paradise, de radios interactives comme Pandora, ou d’opérateurs de services de radiodiffusion par satellite comme SiriusXM, reversent des droits d’exécution publique aux labels et aux artistes, au même titre qu’aux auteurs-compositeurs, via l’organisme de gestion collective SoundExchange.
Au mois de mars 2024, SoudExchange, qui applaudit des deux mains l’introduction du projet de loi American Music Fairness Act au Congrès8, espérant certainement être tout désigné pour administrer les nouveaux droits qui seraient générés, fêtait le nouveau seuil franchi de 11 milliards de dollars de droits d’exécution publique répartis aux artistes et aux labels depuis sa création en 2003, dont un milliard de dollars au cours de la dernière année écoulée9. Les broadcasters numériques passent à la caisse, mais voient d’un mauvais œil l’avantage concurrentiel dont jouissent les radios AM/FM, qui ne sont pas assujetties aux mêmes obligations.
La NAB (National Association Of Broadcasters), association représentant les diffuseurs hertziens américains, s’oppose à toute remise en cause du statu quo ante, et soutient un projet de loi concurrent du American Music Fairness Act, le Local Radio Freedom Act, lui aussi introduit récemment au Congrès10, qui ne vise qu’à maintenir les choses en l’état. “Imposer une nouvelle redevance en plus des centaines de millions que les stations locales paient déjà en droits d'auteur et pour le streaming entraverait gravement notre capacité à fournir des services gratuits et essentiels à nos auditeurs”, a fait valoir son PDG Curtis LeGeyt.
“Pendant plus d'un siècle, les artistes et les producteurs américains se sont vu refuser le droit fondamental d'être rémunérés pour la diffusion de leur musique sur les ondes AM/FM. Nous demandons instamment au Congrès de faire en sorte qu’ils soient payés pour leur travail”, a déclaré de son côté le producteur, auteur-compositeur et PDG de la Recording Academy Harvey Mason Jr,
Un conflit qui s’exporte
Ce conflit entre les radios hertziennes américaines et les détenteurs de droits voisins sur les enregistrements de musique a eu des répercussions jusqu’en Europe. Du fait de la non réciprocité du droit américain, de nombreuses sociétés de perception et de répartition étrangères, dont les sociétés civiles d’artistes et de producteurs françaises, ne reversent pas aux artistes et producteurs américains leur part des droits d'exécution publique perçus au titre de la diffusion de leurs enregistrements sur leur territoire national.
Les sommes ainsi collectées et non réparties, qui ne sont pas négligeables, sont considérées comme “non répartissables” et traditionnellement utilisées pour abonder les fonds d’aide à la création. Dans un réquisitoire écrit soumis début 2020 au Bureau du représentant américain du commerce, l'organisme SoundExchange dénonçait cet état de fait, accusant six pays, dont la France, de ne pas assurer le même traitement aux artistes et producteurs américains qu'à leurs ressortissants nationaux, contrairement à ce à quoi les engage les traités internationaux11.
Auditionnée par une sous-commission judiciaire de la Chambre américaine des représentants en juin 2023, la coalition MusicFIRST, fondée en 2007 par un large éventail d'organisations américaines représentant des musiciens, des artistes interprètes, des managers et des entreprises du secteur de la musique, estimait le manque à gagner des artistes et labels américains, en terme de droits étrangers non perçus, à 200 millions de dollars par an. Selon la SPPF, “ces sommes représentent plus de 25 millions d’euros par an pour l’ensemble des OGC12 de droits voisins en France”, soit un peu plus de 16 % des droits d’exécution publique collectés au titre de la rémunération équitable.
140 millions d’euros à rembourser
Le 8 septembre 2020, la Cour de justice européenne (CJUE), saisie pour arbitrer un litige entre deux sociétés de gestion collective irlandaises, rendait une décision invalidant les réserves pour “non réciprocité” émises en matière de rémunération équitable à l’encontre des Etats-Unis par les sociétés civiles d’artistes et de producteurs de phonogrammes dans de nombreux pays européens dont la France, exigeant la répartition de ces sommes aux artistes et labels américains, sous prétexte que la directive européenne sur les droits voisins ne prévoit aucune exception à l’égard des ressortissants d’Etats tiers.
La décision de la CJUE13, dont l’application se veut rétroactive, menace de priver la filière phonographique française, en particulier ses acteurs indépendants, d’une source de financement essentielle14. Dans le cas de la SPPF, elle devrait entrainer une diminution de près de 50% de son budget consacré aux aides, qui s’élevait en moyenne à 8 millions d’euros par an jusque là. “Cette décision se traduit par une baisse de plus de 35 % des budgets consacrés à l’aide à la création et à l’emploi des artistes-interprètes en France”, a indiqué de son côté l’Adami, soit “entre 12 et 15 millions d’euros de pertes par an”.
Selon Helen Smith, présidente exécutive du syndicat de labels indépendants européen IMPALA, les artistes et producteurs européens y perdraient “plus d'un milliard d'euros au cours de la prochaine décennie”. Pour limiter l'impact rétroactif de cet arrêt, le Parlement français a adopté une disposition spécifique dans la loi DADUE du 3 décembre 2020, qui vise à protéger les sommes déjà utilisées pour des actions culturelles avant le 8 septembre 2020. Selon un rapport législatif du Sénat15, une application rétroactive entraînerait un remboursement estimé pour la France à environ 140 millions d'euros.
Le financement des programmes d’aide en péril
La loi DADUE, cependant, ne règle pas la question du financement des programmes d’aides pour les années à venir. La perte est estimée entre 25 et 30 millions d'euros par an par le Sénat. En Juillet 2024, plusieurs organisations représentant les artistes-interprètes et les labels indépendants européens ont demandé à la Commission européenne de clarifier sa position sur le sujet16. Selon l’arrêt de la CJUE, seule l’Union Européenne, et non ses Etats membres, peut introduire des limitations du droit à une rémunération équitable à l’égard de ressortissants de pays tiers, “pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de […] de [sa] charte des droits fondamentaux”.
L’adoption par le Congrès américain de l’American Music Fairness Act, cependant, viendrait rebattre les cartes de la rémunération équitable, en ouvrant la voix à la signature d’accords de réciprocité entre les sociétés de gestion collective européennes et un organisme comme SoundExchange aux Etats-Unis, et à une répartition de leurs droits aux artistes et labels américains, ce qui entérinerait définitivement le tarissement de cette source de financement indirecte de leurs programmes d’aide.
Radio royalties back on US Congressional agenda - including a bizarre “do nothing” bill, completemusicupdate.com, 17 février 2025
Les radios hertziennes américaines une nouvelle fois prises à parti par les artistes, @music_zone, 31 mars 2022
SoundExchange celebrates $11 billion royalty distribution milestone, communiqué, 27 mars 2024
US Legislators Push Back Against New Fees on Local Radio, radioink.com, 13 février 2025
Droits voisins : la malice de SoundExchange, @music_zone, 13 février 2020
Organismes de gestion collective (OGC), comme l’Adami, la Spedidam, la SPPF et la SCPP.
“Si nous, petit label indépendant, voulons faire les choses dans les règles de l’art en salariant les artistes, les techniciens et autres, on ne peut pas se passer de ces aides”, a confié David Morel, directeur général du label indépendant français Jarring Effects, au webzine Sourdoreille. Les aides pèsent environ 35 % du budget annuel de sa structure, indique t-il, 25 % dans le cas du label indépendant InFiné.
Projet de loi de finances pour 2021 : Livres et industries culturelles, Sénat, 19 novembre 2020
Artists and labels urge EC to “get its house in order” on broadcast and performance monies being transferred away from Europe, IMPALA, communiqué, avril 2024