Pandora, pionnier américain de la radio interactive # 1 - L'invention du premier génome musical
Dresser un génome de tout le patrimoine musical enregistré, à l’orée des années 2000, a permis à Pandora de lancer la toute première radio interactive sur Internet. Une saga 100 % américaine.
L’amplitude vocale de Paul McCartney est réputée bien plus large que celle de John Lennon. “Sa chanson Helter Skelter en est un excellent exemple, qui permet de l’entendre pousser les limites de son registre aigu”», écrit Steve Hogan, directeur des opérations musicales chez Pandora, un service de radio interactive américain lancé en 2005 sur Internet, dans un billet posté sur le blog de la compagnie. “John a tendance à employer un ton de voix graveleux et légèrement nasal”, poursuit Steve Hogan. « On peut entendre le grain de sa voix sur les premières mesures de sa chanson Don’t Let Me Down. Il était également plus susceptible de modifier sa voix en utilisant des effets spéciaux comme la réverbération et le delay. Vous pouvez entendre ces effets sur certaines mélodies psychédéliques comme I Am The Walrus et Lucy In The Sky With Diamonds.”
Dans la suite de son analyse comparée de la manière de composer des deux Beatles, Steve Hogan énumère tout ce qui peut les différencier : dans les paroles, le rythme, la mélodie, l’instrumentation. “Les mélodies de Paul étaient un peu plus complexes sur le plan de la composition », explique-t-il, citant en exemple la chanson Martha My Dear, qui est construite à partir d’une série de phrases uniques, sans répétition, en continu (“through-composed”). Et alors que “John a une préférence marquée pour les rythmes ternaires”, comme dans Norvegian Wood ou You’ve Got To Hide Your Love Away, Steve Hogan note que “Paul s’oriente plus vers des rythmes de croches swingantes”, par exemple dans Michelle, ou Got To Get You Into My Life.
En matière d’instrumentation, John Lennon favorise plutôt une esthétique rock, avec beaucoup de guitare électrique, de riffs, de distorsion, et des percussions plus agressives, quand Paul McCartney opte plus souvent pour des orchestrations acoustiques à base de piano, de guitare sèche, de cuivres et de cordes. “Pour ce qui est des paroles, nous pouvons voir des différences évidentes. Celles de John ont plutôt tendance à être fantaisistes et abstraites, comme dans Strawberry Fields Forever, tandis que celles de Paul montrent sa plus grande propension à écrire des chansons d’amour sentimentales, comme And I Love Her et Here, There and Everywhere”, ajoute Steve Hogan.
Etablir l’ADN de chaque chanson
Tous ces éléments de différenciation des styles de chant et d’écriture de John Lennon et Paul McCartney, il les a extraits du “génome musical” de Pandora : une base de données propriétaire à l’élaboration de laquelle il a contribué depuis l’origine en tant qu’analyste musical, et qui est au cœur du système de recommandation du service américain de radio interactive. C’est sur ce génome musical que s’appuient les algorithmes de Pandora pour programmer automatiquement, à partir du nom d’un artiste, d’un genre musical ou du titre d’une chanson, des millions de radios musicales personnalisées, que les américains écoutent dans leur voiture, sur leur téléphone mobile, sur leur ordinateur ou leurs enceintes connectées.
Pour l’inventeur de Pandora, Tim Westergren, tout commence fin 1999, quand lui vient l’idée, sans qu’il mesure vraiment l’ampleur de la tâche, de relever un défi complètement fou : celui de dresser le génome musical de l’essentiel du patrimoine musical enregistré contemporain, en établissant l’ADN de chaque chanson, et en capturant l’essence de la musique au niveau le plus fondamental, à travers une multitude d’attributs de plus ou moins forte intensité.
“Ces attributs couvrent tous les détails granulaires de la mélodie, de l’harmonie, du rythme ; la forme de la composition ; et les paroles. Je pense que ce sont les couleurs primaires, les premiers éléments distinctifs d’une chanson. Il y a par exemple plus de 30 attributs qui décrivent la voix seule : le vibrato, l’amplitude, l’ornementation, la tonalité, la performance… Nous avons une collection de base de couleurs primaires qui peuvent décrire le son de n’importe quelle voix, qu’il s’agisse d’une chanteuse de gorge touvine ou de Mariah Carey”, confie l’inventeur de Pandora au webzine musical Tiny Mix Tapes1.
L’objectif de Tim Westergren, qui a joué du piano dans des groupes de rock pendant une dizaine d’années à l’issue de ses études de composition et de théorie musicale, et qui s’est formé aux techniques d’enregistrement en studio et à l’utilisation avancée de logiciels de MAO (musique assistée par ordinateur), n’a rien d’académique. Il est au contraire très pragmatique. Sa volonté est de parvenir à faire des recommandations musicales au plus grand nombre qui se basent essentiellement sur les qualités intrinsèques de la musique. Et non pas, comme sur les stations de radio hertziennes, sur le plus petit dénominateur commun des auditeurs en terme de goût.
C’est selon lui le meilleur moyen d’exposer de nouveaux artistes à leur public potentiel. “Une station de radio ne peut diffuser qu’une seule et même playlist à tout le monde. Mais les auditeurs sont si différents qu’il est très difficile de tous les satisfaire. Je pense que c’est, pour partie, une des raisons de l’homogénéisation des playlists en radio. Si vous voulez vous adresser à la plus large audience, vous aurez tendance à programmer les tubes les plus prévisibles et déjà bien usés d’artistes connus. La radio y réussit très bien depuis longtemps, mais c’est sa limite”, observe Tim Westergren.
500 genres et sous-genres musicaux
En janvier 2000, le jeune musicien entrepreneur crée la compagnie Savage Beat Technologies pour mener à bien son projet, avec deux associés qu’il a convaincus de le suivre : un ex-compagnon d’études déjà créateur de plusieurs entreprises, Will Glaser ; et un prospère homme d’affaires californien, Jon Kraft. Au mois de mars 2000, les trois associés parviennent à boucler une première levée de fonds de 1,5 million de dollars pour financer l’amorçage du projet. Savage Beat Technologies peut alors recruter le musicologue en chef de son Music Genome Project, nouvelle marque déposée, en la personne de Nolan Glasser.
Ce compositeur de musique classique et de film, pianiste de rock et de jazz à ses heures, et musicologue diplômé de l’université de Stanford, s’est passionné pour la musique de la Renaissance lors d’un séjour prolongé à Paris, sur laquelle il a écrit un thèse de doctorat. “J’avais vraiment besoin de savoir ce qui caractérisait cette musique”, se souvient-il pour le New York Times. L’étude systématique qu’il a dû mener pour en analyser toutes les formes le prédisposait à s’investir dans le projet de Tim Westergren.
Nolan Glasser va être l’architecte des cinq sous-génomes initiaux du Music Genome Project de Pandora – Pop/Rock, Jazz, Hip-hop/Electronica, World Music, et Classique – à partir desquels vont être déclinés plus de 500 genres et sous-genres musicaux. Chaque chanson, qui finit par être rattachée à l’un des cinq sous-génomes, est représentée par un vecteur contenant les valeurs de 150 à 450 “gènes” différents, analogues aux gènes déterminant les caractères des organismes dans le domaine de la génétique.
“L’idée de base de Pandora était de voir si nous pouvions aborder la musique d’un point de vue presque scientifique ; c’est pourquoi nous avons retenu le nom de Music Genome Project”, explique t-il au site américain Ars Technica. La référence au “Human Genome Project”, ou projet de génome humain, n’est pas innocente. Le musicologue en chef de Pandora va en faire son fil conducteur : “les biologistes sont parvenus à comprendre l’espèce humaine en identifiant tous les gènes individuels de notre génome ; c’est la façon dont chaque gène individuel se manifeste ou s’exprime qui fait de nous ce que nous sommes en tant qu’individus, et qui définit comment nous sommes liés aux autres : plus étroitement à ceux de notre famille, mais aussi, indirectement, aux personnes qui partagent nos mêmes attributs physiques, capacités sportives, etc.”
De 150 à 450 gènes pour un morceau de musique
“Nous voulions nous attaquer à tour de rôle à chaque espèce distincte de musique – et nous avons naturellement commencé par la plus dynamique dans l’industrie musicale : la musique pop et rock, poursuit Nolan Glasser. “J’ai choisi de concevoir la musique pop/rock comme une espèce musicale à part entière, puis de déterminer quels gènes individuels composent son génome. D’un point de vue musicologique, on peut décomposer l’identité musicale d’une chanson pop/rock avec les paramètres fondamentaux de l’analyse musicale : mélodie, harmonie, rythme, forme, instrumentation, sonorité, paroles, etc. Nous pouvons ensuite décomposer chacun de ces paramètres à grande échelle en traits individuels détaillés et nuancés – ou gènes – qui se manifestent d’une manière ou d’une autre dans chaque chanson pop/rock.”
Chaque gène correspond à une caractéristique de la musique : sexe de l’interprète principal, niveau de groove, ou de distorsion de la guitare électrique, type de chœurs, forme de la composition (avec ou sans refrain, par exemple), etc. Certains gènes sont plus ésotériques que d’autres, comme la notion de ”vamping harmony”, qui s’oppose à celle de composition en continu. Elle caractérise des harmonies reposant sur la répétition de courtes séquences d’accords, dont James Brown s’est rendu maître. Le vamping harmonique permet de détourner l’attention vers d’autres éléments de la chanson comme les paroles ou son groove rythmique. Il peut aussi lui donner un caractère hypnotique, surtout s’il est combiné avec des rythmes envoûtants. Dans son classique Superbad, signale Steve Hogan sur le blog de Pandora, James Brown pousse cet art à l’extrême : jusqu’à faire du “vamping” sur un seul et même accord presque tout au long de la chanson.
Dans le Music Genome Project de Pandora, les chansons rock et pop ont 150 gènes, les chansons rap en ont 350, et les chansons ou morceaux de jazz en ont environ 400. D’autres genres musicaux, comme les musiques du monde et la musique classique, ont entre 300 et 450 gènes. Plus il y a de gènes, plus la recommandation, qui consiste chez Pandora à déterminer quels titres se rapprochent le plus d’une chanson source pour les intégrer à une playlist, a des chances d’être pertinente. Afin de nuancer encore plus l’analyse, chaque gène se voit assigner un nombre compris entre 0 et 5 par incrément d’un demi-point, ce qui permet de définir son poids dans le génome d’une chanson. En précisant plus finement, par exemple, son degré de gaîté ou de tristesse.
[A suivre]
Tim Westergren (Music Genome Project Founder), Tiny Mix Tapes, 2 février 2006