Le streaming musical en quête d'une réforme en profondeur
Au delà des récentes initiatives de Deezer et Spotify, de nombreuses autres options permettraient de réformer en profondeur un système qui n'a pas bougé depuis plus de quinze ans.
En appelant à la construction d'un nouveau modèle économique du streaming musical plus "artist-centric", dans sa traditionnelle lettre de voeux adressée au personnel de la maison de disques en janvier 20231, le patron d'Universal Music, Lucian Grainge, ouvrait la boîte de Pandore de la nécessaire réforme d’un système qui n’a pas bougé depuis plus de quinze ans. Quelques semaines plus tard, il confiait avoir entamé des discussions à ce sujet avec Deezer et plusieurs autres plateformes de streaming2.
Au mois de septembre 2023, Deezer annonçait la mise en oeuvre, de concert avec Universal Music, d’un nouveau mode de répartition “artist centric” des revenus du streaming sur le territoire français3 ; avec, en ligne de mire, la volonté de lutter contre la fraude4, de faire barrage au raz de marée de l’intelligence artificielle (IA)5, et d’endiguer la profusion de pistes audio dites “fonctionnelles” dans le catalogue des plateformes - bruits naturels ou de machines, pistes silencieuses, musiques pour s’endormir ou méditer et autres chants de baleine -, qui viennent grignoter inexorablement la part de marché des “vrais artistes”6.
La plateforme française renonçait ainsi de fait, sans plus d’explication, à la migration vers un mode de répartition “user-centric” des revenus du streaming7, ou par abonnement, dont elle s’était faite jusque là le fervent supporter8. A charge pour les autres ayants droit, mis devant le fait accompli, de rejoindre l’initiative à leur convenance, au plus tard lors du renouvellement de leur contrat avec Deezer.
De nouveaux seuils de monétisation
Parmi les aménagements du mode de répartition au pro-rata des écoutes (ou “market-centric”) en vigueur jusque-là9, le modèle “artist-centric” de Deezer introduit - outre la distinction entre écoute active et passive, la première étant désormais prise en compte deux fois - un seuil de 1000 écoutes mensuelles par 500 auditeurs uniques censé distinguer un “artiste professionnel”, au delà duquel chaque écoute se verra également prise en compte deux fois.
Ainsi l’écoute active d’un “artiste professionnel” pèsera t-elle quatre fois plus que l’écoute passive d’un artiste émergent avec moins de 500 auditeurs uniques mensuels. Cette nouvelle règle revient, sans que l’on puisse déterminer qui sera vraiment impacté - les artistes émergents ? les répertoires locaux ou de niche ? la production indépendante ? -, à ponctionner la longue traine en faveur des artistes les plus écoutés. De quoi entraîner un ruissellement des revenus du streaming vers le haut de la pyramide, ce qui suscite pour le moins la discorde10. Selon les statitiques rendues publiques par Deezer, 98 % des artistes présents sur sa plateforme ne franchiraient pas ce seuil.
Sur la plateforme concurrente Spotify, dont l’audience est bien plus large, ils ne sont que 872 000 à l’avoir franchi, selon le calculateur fourni par la compagnie sur son site Loud&Clear11, sur un total de plus de 9 millions d’artistes référencés depuis l’origine. Et près de 80% des artistes présents sur Spotify ont moins de 50 auditeurs mensuels uniques. La limitation du poids des utilisateurs intensifs dans la répartition des revenus du streaming, grâce à l’introduction d’un seuil de 1000 écoutes mensuelles au delà duquel le poids de leurs écoutes sera divisé par deux, ne suffit pas à faire diversion. Avec ces deux nouveaux seuils de monétisation, une écoute pourra peser jusqu’à huit fois plus qu’une autre dans le calcul de la répartition au pro-rata.12
Si Warner Music, la Sacem ou le label indépendant Wagram Music ont rejoint l’initiative de Deezer et Universal, d’autres collèges d’ayants droit - la FELIN (Fédération nationale des labels indépendants) ; l’UPFI (Union des producteurs français indépendants) ; le distributeur numérique français Believe ; le syndicat européen des labels indés Impala ; et quelques patrons de gros labels - questionnent publiquement ce nouveau modèle établi sans véritable concertation. Sony Music reste la seule major de la musique à ne pas avoir signé.
Le pied dans le plat de la longue traine
Début décembre 2023, c’était au tour de Spotify de jeter un pavé dans la marre de la répartition des revenus du streaming, en annonçant qu’à compter de début 2024, les titres ayant enregistré moins de 1000 écoutes sur sa plateforme au cours de l’année écoulée ne seraient plus monétisés13.
La mesure permettra de dégager une enveloppe d’environ un milliard de dollars au cours des cinq prochaines années, calcule Spotify, qui seront répartis aux artistes dont les chansons dépassent le seuil fixé. Elle permettra surtout à la plateforme, qui n’a rien à y gagner financièrement, de faire un peu de ménage dans la longue traine de son catalogue. Selon les statistiques fournies sur son site Loud&Clear, sur les 100 millions de titres présents sur Spotify fin 2022, ils n’étaient que 37,5 millions (un gros tiers du catalogue) à avoir franchi le cap des 1000 écoutes depuis leur mise à disposition.
Au moins les deux-tiers du catalogue de la plateforme seront donc affectés par cette mesure décidée de manière unilatérale. Dans un livre blanc consacré à son impact14, Jeff Price, ancien patron et fondateur du distributeur numérique Tunecore vendu à Believe, aujourd’hui à la tête de la compagnie de gestion des droits Word Collections, montre que les trois majors Universal Music, Sony Music et Warner Music, chacune créditée de seulement 10 % de streams inéligibles à la monétisation, y gagneront en parts de marché.
Il s’appuie pour ce faire sur des données du Mechanical Licensing Collective (MLC), organisme chargé de la gestion collective des droits de reproduction mécanique des auteurs aux Etats-Unis. “Avec le nouveau modèle de Spotify, les catalogues d’entités qui représentent des artistes en développement vont constituer l’essentiel des enregistrements non-éligibles à la monétisation. Ils recevront une moindre part du pot commun de royalties”, écrit-il. Ce manque à gagner atterrira dans les poches des majors.
Les angles morts de la réforme
Le gain en parts de marché serait de 0,6 point pour Warner Music, de 1,4 point pour Sony Music, et de 2,4 points pour Universal Music, estime Jeff Price, au détriment des artistes et labels en distribution directe sur Distrokid (crédité de 20 % de streams inéligibles), Tunecore ou CD Baby (crédités chacun de 25 % de streams inéligibles), qui y perdraient collectivement 4,5 points de parts de marché.
Rapporté au marché de gros américain15, qui a pesé 10,3 milliards de dollars en 2022, selon la RIAA (Recording Industry Association of America)16, cela représenterait un revenu brut annuel supplémentaire de 453 millions de dollars pour les trois majors de la musique, selon nos calculs, contre un manque à gagner équivalent pour l’ensemble des artistes et labels en distribution directe ou indépendante.
Cette estimation ne tient pas compte des conséquences d’un autre aménagement introduit par Spotify, qui porte à deux minutes la durée d’écoute d’une piste audio dite “fonctionnelle” ouvrant la voie à sa monétisation, contre 30 secondes pour les autres. Cette dernière mesure réduit à néant l’efficacité de certains stratagèmes de détournement du système de rémunération du streaming, comme éditer et distribuer des albums de musique relaxante composée au kilomètre, remplis de pistes de 30 secondes pour en optimiser la monétisation.
Spotify n’ayant pas précisé les critères sur lesquels s’appuieront ses algorithmes ou ses IA pour distinguer automatiquement une piste “fonctionnelle” d’une autre, c’est une nouvelle boîte noire qui risque d’être introduite dans la répartition des revenus du streaming, dont les “faux positifs”, qu’il sera difficile de contester, viendront s’accumuler avec ceux de la détection des faux streams.
Le “user-centric” sur la touche
Les aménagements du modèle de répartition au pro-rata introduits par Deezer ou par Spotify servent les intérêts des majors dans un contexte où l’essor d’une nouvelle économie de la création ouverte à tous (ou “creator economy”17), que le raz de marée de l’IA ne va faire qu’amplifier, menace leur oligopole - de même que la montée en puissance de marchés émergents, en Amérique Latine, en Afrique ou en Asie, que domine la production locale indépendante.
Certains de ces aménagements répondent à quelques préoccupations de la filière phonographique dans son ensemble - comme la volonté légitime de lutter résolument contre la fraude, ou celle, plus discutable, d’endiguer l’afflux massif de nouvelles musiques dans le catalogue des plateformes -, mais ils semblent vouloir fermer définitivement la porte à des alternatives comme l’adoption d’un mode de répartition “user-centric” des revenus de l’abonnement, pourtant plébiscitée par de nombreux acteurs du secteur, dont l’un des effets les plus immédiats serait de rendre la fraude inopérante.
Selon une étude réalisée par des chercheurs de l’Université de Hambourg en Allemagne publiée l’an dernier par le Journal of the Academy of Marketing Science18, qui s’appuie sur l’analyse de 3 326 profils d’utilisateurs de Spotify et sur les données accessibles via ses API, une répartition “user-centric” entrainerait une redistribution sensible des revenus du streaming, des genres musicaux les plus mainstream (pop, hip hop, EDM) vers des esthétiques de niche (blues, jazz, heavy metal, classique) : à hauteur de 170 millions d’euros par an pour la seule plateforme Spotify, selon une extrapolation à l’échelle mondiale qui inclut également les revenus publicitaires.
Warner Music est la seule major à tester ce mode de répartition depuis septembre 2022 avec Soundcloud, via le programme "fan-powered royalties” (FPR) lancé par la plateforme en mars 2021, initialement à destination des artistes indépendants détenteurs de leurs droits master19.
Un quart des recettes redistribuées
Dans une parution de juillet 202220, la société d’études anglaise MiDIA Research dresse un premier bilan de cette expérimentation sur la base de données fournies par Soundcloud portant sur la période d’avril 2021 à février 2022. Elle établit que plus de la moitié (56 %) des 118 000 artistes ayant opté pour le programme FPR s’en sont trouvés mieux lotis en terme de revenus par rapport à une répartition au pro-rata. 63% des artistes ayant entre 100 et 100 000 fans ont gagné plus d'argent qu'au pro-rata - et 42 % des revenus de ceux qui ont gagné plus provenaient de leurs “super-fans”, relève Midia Research, lesquels ne pèsent que 1,9 % de leur auditoire.
C’est l’un des effets vertueux du mode de répartition “user-centric”, qui redistribue directement l’argent de chaque abonné aux artistes qu’il a écoutés : les créateurs disposant d'une niche et d'un public fidèle ont plus de chances d’y gagner. Comme les chercheurs de l’Université de Hambourg, la cabinet d’études anglais relève que la musique classique, le rock et le métal sont les premiers genres musicaux à en bénéficier, au détriment du hip hop et de la musique électronique.
Selon une autre étude de l'association de musiciens berlinoise Pro Musik21, près d'un artiste sur trois ayant opté pour le programme FPR de Soundcloud a vu ses revenus augmenter d'au moins 40 % sur la période de mai à octobre 2022. La part de marché de ce tiers gagnant est passée de 18,8 % à 41,6 % des recettes totales. Et près d'un artiste sur cinq a même vu ses revenus au moins doubler. La part de marché de ce dernier quintile est passée de 7,8 % à 23,3 % des recettes totales.
Revers de la médaille, ou effet de vase communiquant, ils sont plus d'un tiers à avoir perdu 40 % ou plus de leurs revenus. En France, c’est 28,8 % des revenus générés par les artistes participant au programme qui ont été redistribués au profit de 43 % d’entre eux. Dans 16 des 18 pays analysés, c’est plus d'un quart des recettes totales qui a été redistribué, ce qui pourrait représenter une réaffectation de 161 millions d'euros par an rien qu'en Allemagne, indiquent les auteurs. De quoi affoler beaucoup de compteurs.
Des effets vertueux mesurés
Selon Pro Musik, qui rejoint en cela les constats de Midia Research, une répartition “user-centric” donne plus de poids aux “super-fans” dans l’allocation des revenus du streaming, tout en ramenant à sa juste proportion (celle du forfait qu’ils payent) celui des utilisateurs intensifs. En effet, plus les fans d’un artiste sont engagés et lui consacrent une part conséquente de leurs écoutes, plus son impact est positif.
Dans le panel considéré22, les 10 % d’artistes dont les fans sont les plus engagés, qui pèsent en moyenne 28,6 % de leurs écoutes, bénéficient d’une augmentation moyenne de leurs revenus de plus de 500 %, indiquent les auteurs. Pour ceux dont l'engagement des auditeurs est le plus faible, qui pèsent en moyenne 0,5 % de leurs écoutes, une répartition “user-centric” entraîne une baisse de leurs revenus de près de 80 %23.
Plusieurs études antérieures constatent d’autres effets vertueux du modèle “user-centric”. Celle du groupe de recherche Cloud & Concert de l'Université d'Oslo, parue en 201424, établit que le modèle user-centric aurait augmenté de 13 % la part de marché des artistes locaux figurant parmi les 5000 artistes les plus écoutés en août 2013 sur la plateforme scandinave WiMP. Les majors en auraient d’ailleurs bénéficié, en voyant leur part de marché progresser légèrement.
Une autre étude publiée par Digital Media Finland en novembre 201725, qui porte sur des données anonymisées fournies par Spotify sur la consommation de 8051 abonnés en Finlande pendant le mois de mai 2016, soit 8 millions d'écoutes, fait état d’une redistribution des revenus de l'abonnement au sein du collège des 4500 artistes écoutés sur la période avec le “user-centric” : de la minorité la plus écoutée (0,4 % des artistes écoutés, avec plus de 100 écoutes), vers ceux qui ont eu entre 10 et 99 écoutes (9,6 % des artistes écoutés), ou entre 1 et 9 écoutes (90 % des artistes écoutés)26.
Corriger des biais natifs du pro-rata
En France, une étude publiée par le Centre national de la musique (CNM) en janvier 202127, qui s’appuie sur des données fournies par Deezer sur l’ensemble de l’année 2019 et par Spotify sur son premier semestre, conclut que le “user-centric” a pour effet de d’atténuer les redevances fléchées sur le Top 10 des artistes (- 17,2 % chez Deezer, - 12,5 % chez Spotify), de stabiliser le milieu du classement avec une faible augmentation des redevances perçues, et de nettement augmenter les redevances vers les artistes qui se situent au delà du Top 10 000 (+ 5,2 % chez Deezer, + 4,6 % chez Spotify).
Le Top 100 des titres est très légèrement impacté à la hausse (+ 0,5 % chez Deezer, + 0,1 % chez Spotify), relate le CNM, ce que pourrait expliquer la prévalence du répertoire local dans les classements. Les Top 101 à 1000 et 1001 à 10 000 sont impactés à la baisse sur les deux plateformes. Le Top 10 001 à 100 000 est impacté à la baisse chez Deezer (- 2,7%) et très légèrement à la hausse chez Spotify (+ 0,3 %). les revenus des titres qui se situe au delà du top 100 000 y gagnent sur les deux plateformes en terme de revenus (+ 8,7 % chez Deezer, + 0,6 % chez Spotify).
La musique classique (+24 %), le hard rock (+22 %) et le blues (+18 %) sont les genres musicaux les mieux revalorisés en pourcentage. La pop et le rock sont positivement impactés (+12 % et +13 %), tandis que le rap et le hip hop le sont négativement (- 21 % et - 19 %). D’une manière générale, le “user-centric” permettrait de corriger quelques gros biais natifs du mode de répartition au pro-rata, en partie liés au caractère forfaitaire de l’abonnement, lequel ne lie pas le prix au volume consommé :
en rétablissant le lien entre la rémunération et l'acte de consommation
en permettant aux fans de musique de supporter directement les artistes qu'ils écoutent
en accordant autant d'importance au nombre de fans qu'au nombre d'écoutes
en dissuadant la fraude, qui ne serait plus profitable (multiplier les écoutes réduirait d'autant les revenus que chacune génère)
en accordant autant de poids, dans la répartition de la valeur, à l'abonné type qu’au très gros utilisateur.
Un vaste cahier de doléances
A priori, le choix du “user-centric” devrait aller de soi dans le business du streaming musical, même si c’est loin d’être le cas ni une solution miracle, qui répondrait à toutes les attentes et redresserait tous les tords. La redistribution des cartes qu’il entrainerait peut avoir elle aussi ses biais et ses effets de bord indésirables. D’autres options sont par ailleurs sur la table, dans le “user centric” comme dans le “pro-rata”, qui peuvent avoir un effet aussi dévastateur en terme de redistribution, comme celle d’une répartition à la durée d’écoute, qui pénaliserait les tubes de rap au profit des symphonies de musique classique, et dont l’impact potentiel n’a jamais été mesuré.
Au Royaume Uni, l’AIM (Association of Independent Music), qui est le pendant de l’UPFI en France (Union des producteurs français indépendants), a commissionné en 2021 l’ancien économiste en chef de la société d’auteurs anglaise PRS et de Spotify, Will Page, et l’ancien VP International de la société d’auteurs américaine ASCAP, David Safir, pour modéliser un système, baptisé “Artist Growth”, de redistribution, dans le cadre du pro-rata, d’une part des gains du top des artistes vers le tiers intermédiaire des artistes émergents, de niche ou en phase de développement de carrière28. Leur approche logarithmique vise à réduire la valeur des écoutes d’une chanson ou d’un artiste au fur et à mesure que sa notoriété augmente ou passe un certain seuil.
L’objectif est de briser le plafond de verre du streaming, qui voit 1 % des artistes capter 90 % de ses revenus29. “Le scénario divise les 10 000 titres les plus écoutés au Royaume-Uni au cours d'un mois en dix déciles et réserve une partie des revenus des deux premiers déciles. Cette réserve est ensuite répartie entre les quatre déciles suivants, les quatre déciles inférieurs restant inchangés. En d'autres termes, le système ‘engraisse’ le corps au lieu de la tête et de la queue”, explique Frederik Juul Jensen, un doctorant danois à l’université Sorbonne Paris Nord, dans un document de recherche qui explore différents modes de répartition alternatifs des revenus du streaming30.
Ce modèle “artist growth” de l’AIM, qui a été présenté lors des consultations menées en 2020 et 2021 par la commission DCMS (Digital, Culture, Media and Sport) du parlement britannique sur l’économie du streaming31, est soutenu par le syndicat de labels indépendants européens Impala, qui l’a intégré dans sa liste des dix points permettant de résoudre les problèmes du secteur32. Mais ses modalités d’application restent à préciser, ce qui ne va pas sans soulever de nombreuses questions33.
Distinguer DRM et DEP
Dans un rapport publié en 201534, le Music Managers Forum anglais (MMF) remet en cause le recours systématique, dans les contrats de licence signés par les producteurs de phonogrammes avec les plateformes de streaming, à la notion de “droit de mise à disposition”. Les revenus que génère ce droit de mise à disposition, introduit spécifiquement pour les exploitations en ligne à la demande, mais qui n’existe pas en tant que tel dans le Code de propriété intellectuelle, sont répartis aux artistes selon le taux de royalties fixé par leur contrat.
Le reproche fait par le MMF au droit de mise à disposition est de ne pas distinguer les deux types de droit mis en oeuvre avec le streaming : le droit de reproduction mécanique (DRM), qui autorise la reproduction du catalogue des labels sur les serveurs des plateformes, et le droit d’exécution publique (DEP), qui autorise la diffusion des titres qui le composent à la demande. Cette distinction entre DRM et DEP a pourtant cours dans la répartition des revenus du streaming aux auteurs-compositeurs et éditeurs par la Sacem, la part de DRM étant de 25 % et celle des DEP de 75 %.
Les modalités de répartition des revenus différant pour ces deux types de droits - les DRM étant répartis traditionnellement à l’artiste sur la base de son taux de royalties, quand les DEP le sont selon une clé de partage de 50/50 avec les producteurs-, la part qui revient aux artistes serait nettement revue à la hausse au détriment de celle des producteurs, sans aucun impact pour les auteurs ni pour les plateformes. Avec une base de 25 % de DRM et 75 % de DEP, la clé de partage des revenus du streaming serait de 40/60 entre artistes et producteurs, selon nos calculs (contre 10/90 actuellement).
Une autre alternative défendue un temps par l’Adami et par la Spedidam35, qui assurent la gestion collective de certains droits des artistes-interprètes (rémunération équitable des médias et lieux sonorisés, copie privée), prévoyait, en sus des royalties perçus par ces derniers sur les revenus du droit de mise à disposition, d’instaurer une rémunération équitable des artistes par les plateformes qui soit indépendante de leur relation contractuelle avec les producteurs. Une telle mesure, inspirée directement de la rémunération équitable mise en oeuvre par la loi Lang de 1985 pour la radiodiffusion, la télévision et la diffusion de musique dans les lieux sonorisés, consisterait à prélever un pourcentage des revenus bruts des plateformes en amont de la répartition du solde au pro-rata.
Rémunération “équitable” ou “proportionnée”
Avec un rémunération équitable des artistes de 3 % prélevée sur les revenus bruts des plateformes, comme le préconisait l’Adami, la revalorisation de la part qui revient aux artistes serait moindre que dans le cas de figure d’une distinction entre DRM et DEP. La clé de partage entre artistes et producteurs serait alors de l’ordre de 15/85 pour l’ensemble des exploitations numériques à la demande, selon nos calculs, et non plus de 10/90. Elle ne coûterait rien aux producteurs. Seules les plateformes y perdraient quelques points de marge brute. Le syndicat européen des labels indépendants Impala ne s’en oppose pas moins frontalement à cette option.
“Les chiffres récents du Bureau de la propriété intellectuelle britannique (Intellectual Property Office) montrent que les 1 % de titres les plus importants représentent 75 à 80 % de tous les flux36. Cela signifie que la rémiunération équitable profiterait surtout aux artistes et aux musiciens de ces titres et compromettrait la démocratisation des possibilités offertes par le marché numérique. Elle ne ferait qu'enrichir les artistes les plus riches. C'est exactement ce que l'on observe en Espagne, où un système similaire en place ne rapporte pas les revenus escomptés aux couches moyennes et inférieures”, argumente l’organisation dans un communiqué37.
Dans sa transposition de la nouvelle directive européenne sur le droit d’auteur et les droits voisins de 201938, la Belgique a pris à la lettre son article 18, qui introduit le principe d’une “rémunération appropriée et proportionnelle” des auteurs et des artistes interprètes ou exécutants, en instituant une telle rémunération équitable des artistes principaux et des musiciens accompagnateurs que les plateformes de streaming devront leur reverser, via leur société de gestion collective, en sus de ce qu’ils perçoivent déjà de leur label ou de leur distributeur. L’Allemagne a introduit ce type de rémunération équitable pour les plateformes d’UGC. L’Espagne et la Hongrie l’avaient déjà appliquée à tous les types de plateformes en amont de leur transposition de la directive.
En étant tenue de procéder à cette transposition par voie d’ordonnance en pleine pandémie - c’est à dire sans aucune discussion, dans le cadre de l’examen d’un texte fourre-tout “portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne en matière économique et financière”39-, l’Assemblée nationale n’a pas retenu cette interprétation en France, ni pu se saisir de l’opportunité qui se présentait, 35 ans après l’adoption de la ”loi Lang” de 1985, de créer de nouveaux droits voisins pour les artistes-interprètes40. Elle n’a fait qu’entériner une situation déjà existante en 2020, renvoyant les artistes-interprètes à leur pouvoir de négociation individuel avec leur label ou leur maison de disques pour faire valoir leur droit à une rémunération proportionnée du streaming41.
Des enjeux de politique culturelle aveugles
D’autres mix entre rémunération individuelle et collective des artistes-interprètes peuvent être discutés pour le streaming. Dans le cas où une “loi Lang” du streaming imposerait aux producteurs l’obligation de négocier une rémunération minimale des artistes-interprètes via un accord collectif, qui fixerait par exemple un taux de royalties plancher pour les contrats exclusifs signés entre artistes et producteurs, l’Adami propose de limiter l’application de la rémunération équitable, déjà en vigueur pour les webradios, à l’ensemble de l’écoute semi-interactive (radios personnalisés, playlists éditoriales) : “En somme, tout ce qui correspond à la partie éditorialisée d’une plateforme de streaming”.
Parmi les autres options qui peuvent être mises sur la table, et que les pouvoirs publics seraient en mesure d’imposer aux plateformes, figure la possibilité de distinguer nouveautés, catalogue et back catalogue grâce à l’application de différents coefficients de rémunération à chaque catégorie, comme Deezer le fait désormais pour distinguer écoutes actives et passives ; voire d’instituer une différence de traitement entre production locale et internationale, qui viserait à mieux rémunérer la première. Ces choix de politique culturelle, cependant, risquent fort de se faire à l’aveugle tant qu’il n’existe aucun moyen de simuler leurs effets réels, faute de disposer de jeux de données complets sur lesquels faire tourner quelques modèles informatiques42.
100,000 tracks being uploaded to Spotify and other services daily, Music Business Worldwide, octobre 2022
Derrière le terme jargoneux de “user-centric” se cache un principe très simple : le forfait mensuel que paie l’abonné à un service de streaming musical est réparti aux ayants droit des musiques qu’il a écoutées dans le courant du mois (artiste, auteur, compositeur, label, éditeur), une fois déduite la marge brute de la plateforme.
Le mode de répartition des revenus du streaming au pro-rata du nombre d’écoutes (ou market-centric) évite d’avoir à traiter distinctement la répartition de millions d’abonnements. Il se résume à une simple règle de trois permettant de les traiter de manière indistincte et groupée : sur un territoire donné, tous les forfaits mensuels payés par les abonnés sont versés dans un pot commun, qui est ensuite réparti en proportion du nombre d’écoutes enregistré par chaque chanson, catalogue ou artiste considéré.
L’écoute active (x 2) d’un “artiste professionnel” (x 2) par un abonné n’ayant pas franchi le seuil des 1000 écoutes mensuelles (x 1) pèsera huit fois plus que l’écoute passive (x 1) d’un artiste “non professionnel” (x 1) par un heavy user ayant franchi le seuil des 1000 écoutes mensuelles (: 2). La première pèsera 4 écoutes (2 x 2 x 1) et la deuxième 0,5 écoute (1 x 1 : 2).
The definitive guide to Spotify’s change in sound recording royalty calculations - and its impact on artists, par Jeff Price, Digital Music News, décembre 2023
Dans son livre blanc, Jeff Price se limite à étudier l’impact qu’aurait eu le nouveau seuil de monétisation de Spotify sur le partage, entre les trois majors de la musique et les principales plateformes de distribution directe indépendantes, des 180 millions de dollars de revenus de l’abonnement perçus par la plateforme au mois d’août 2023 aux Etats-Unis, selon les données du MLC, qui fait état de 18,34 milliards d’écoutes sur la période. Il reprend les parts de marché globales attribuées par Midia Research aux trois majors, qui pèsent à elles seules 70 % du marché, et fournit des estimations personnelles de celles des trois distributeurs, ainsi que du taux de streams non éligibles à la monétisation attribué à chacun.
Year-End 2022 RIAA Revenue Statistics, mars 2023
State of the music creator economy, Midia Research, décembre 2023
Building a fan economy with Fan-Powered Royalties, Soundcloud / MiDIA, juillet 2022
Au total, le jeu de données fourni par Soundcloud à Pro Musik porte sur environ 50 300 profils d'artistes sur une période de six mois en 2022 (de mai à octobre), et sur le comportement des 1,5 million d’utilisateurs qui ont écouté leur musique sur la plateforme dans l’intervalle.
Dans la même veine, MiDIA Research distingue trois types de fans dans son étude : les super-fans (qui rapportent plus de 10 centimes par mois à l’artiste dans le cadre d’une répartition “user-centric”) ; les fans actifs (qui lui rapportent entre 1 et 10 centimes par mois) ; et les fans passifs (qui lui rapportent moins de 1 centime).
User-centric settlement for music streaming, Clouds & Concerts research group, University of Oslo, mars 2014
Pro Rata and User Centric Distribution Models: A Comparative Study, Digital Media Finland, novembre 2017
La part de revenus perçue par la minorité des plus écoutés passe de 9,9 % dans le modèle au pro-rata à 5,6 % dans le modèle par abonné, soit une redistribution de près de la moitié des revenus de ce groupe vers les artistes moins écoutés. Aucun des 0.4 % d'artistes les plus écoutés ne voit ses revenus augmenter avec le modèle “user-centric".
Étude relative à l’impact du passage à l’UCPS par les services de musique en ligne, CNM / Deloitte, janvier 2021
How to Fix Streaming – An Introduction to the Artist Growth Model, AIM, juillet 2021
Rethinking Royalties – Alternative Payment Systems on Music Streaming Platforms, Frederik Juul Jensen, Université Sorbonne Paris Nord, septembre 2023
Supplementary written evidence submitted by the Association of Independent Music, UK Parliament, Economics of music streaming, Published written evidence
Faut-il prendre en compte la notoriété globale de l’artiste ou celle de chaque chanson ? A quels déciles doit s’appliquer la dégressivité de la rémunération des écoutes et de quelle proportion doit-elle être ? Chaque plateforme n’étant en mesure d’évaluer cette notoriété que pour elle-même, comment prendre en compte ce qu’elle est sur l’ensemble des plateformes à l’échelon national ? Will Page et David Safir suggèrent de confier cette mission à la société officielle des hit-parades de chaque pays, qui est récipiendaire de toutes les données nécessaires.
Dissecting The Digital Dollar, Part Two, MMF / CMU Insight, 2015
D’amour et d’eau fraiche, saison 14, à quand une juste rémunération des artistes ?, Adami, septembre 2020
Artist revenue and why “equitable remuneration” isn’t equitable, Impala, septembre 2023
Le principe de la rémunération équitable défendu par l’Adami et la Spedidam ouvrirait en particulier de nouveaux droits pour les artistes non principaux (musiciens, choristes, etc.), qui ne perçoivent rien sur l’exploitation des enregistrements auxquels ils ont participé par les plateformes de streaming, quand ils sont rémunérés pour leur exploitation par les chaines de télévision, lesz lieux sonorisés ou la radio.
Le principe d’une rémunération équitable du streaming avait été rejeté en bloc par les producteurs lors des consultations menées à l’occasion de la mission Schwartz lancée en 2015 par la ministre de la Culture Fleur Pellerin, ce qui a conduit l’Adami et la Spedidam à refuser de signer le protocole d’accord qui en est issu.