Apple, sauveur de la musique sauvé par la musique #3 - Le plus grand magasin de musique au monde
Retour historique et documenté, en quatre épisodes, sur le rôle joué par Apple dans la transition de l’industrie musicale vers le numérique : du CD au streaming, en passant par le téléchargement.
Premier épisode : “Rip, Mix, Burn”
Deuxième épisode : Du logiciel iTunes au baladeur iPod
Dans l'esprit de Steve Jobs, il manque encore une brique, en ce début des années 2000, à l'environnement numérique qu'il veut créer autour de la musique au sein du foyer. Les réseaux peer-to-peer suffiraient à alimenter les baladeurs iPod d'Apple en milliers de fichiers MP3. Et Apple pourrait se contenter de vendre ses appareils sans se soucier de savoir où ses acheteurs s'approvisionnent en musique ; fut-ce par des voies illégales, comme ils sont un peu obligés de le faire jusque là. “Nous pensons que 80 % des gens qui commettent ces vols le font à contrecœur. Simplement, ils n'ont pas d'alternative légale”, explique t-il au magazine Esquire.
Les solutions qu'ont tenté de mettre en place les majors de la musique au début des années 2000 – Sony Music et Universal Music avec Pressplay ; Warner Music, EMI Music et RealNetworks avec Musicnet – proposent des services sur abonnement permettant de télécharger des fichiers de musique bardés de protections contre la copie qui sont loin de remplir cet office. “Ces services vous traitent comme un criminel, considère Jobs. Et ils sont basés sur l'abonnement, or nous pensons que ce n'est pas la voie à suivre. […] Aussi longtemps que nous puissions remonter dans le temps, les gens ont toujours acheté leur musique. Quand vous la possédez, elle ne disparaît jamais. Vous disposez d'un large éventail de droits d'utilisation sur elle. Vous pouvez l'écouter comme bon vous semble.”
La croisade de Steve Jobs
Le patron d'Apple se met en tête de lancer sa propre boutique de musique en ligne, iTunes Music Store, et de convaincre les maisons de disques de le suivre. Son idée est déjà toute faite. Il veut pouvoir vendre des titres de musique à l'unité et à un prix unique. Une contrainte plus que difficile à faire passer auprès des majors. Déconstruire ainsi l'album, c'est prendre le risque que seulement deux ou trois titres soient monétisés, contre une dizaine lors d'une vente d'album. Et le prix unique prive les maisons de disques de fixer le leur.
Roger Ames, le patron de Warner Music, est le premier exécutif de l'industrie musicale qu'il rencontre, par l'intermédiaire de Barry Schuler, le P-DG de la branche AOL de Time Warner. Lorsque Jobs lui fait la démonstration d'un prototype d'iTunes Music Store, Ames exulte presque. La minute d'avant, il pestait encore contre les ratés du service de téléchargement de musique d'AOL, “C'est exactement ce que nous recherchons!”, s'exclame t-il1. Il se dit prêt à signer pour Warner Music, et à aider Jobs à convaincre les autres patrons de majors de le suivre.
La croisade de Steve Jobs va durer dix-huit mois. Roger Ames commence par l’accompagner dans les bureaux de Doug Morris, alors PDG d'Universal Music Group, la plus grosse des cinq majors de l'époque, qui ne supporte plus ni le piratage, ni le degré zéro de culture technologique dans sa propre maison de disques. “On se serait cru de retour au Far West, se rappelle t-il. Personne ne vendait de musique numérique et les hors-la-loi régnaient en maîtres. Toutes nos tentatives s'étaient soldées par un échec. Il y avait un abîme entre le monde de la musique et celui de la haute technologie.” Comme Roger Ames, la démo de Steve Jobs le subjugue. “Apple proposait un système complet : l’iTunes Store, le logiciel de gestion de la musique, l'iPod lui-même. Un concept cohérent. Idéal”, confie t-il. Et de confesser sa fascination : “Quand j'ai rencontré Steve, j'ai vu en lui notre sauveur.”
Andy Lack, le patron de Sony Music, se montre beaucoup plus difficile à convaincre. Il a bien compris qu'Apple va y gagner sur tous les tableaux : sur la vente de musique en ligne ; et sur des ventes de iPod qui promettent d'exploser. Il tente d'obtenir qu'Apple lui verse des royalties sur chaque appareil vendu. Mais les deux autres majors de l’époque, EMI Music et BMG, se sont déjà laissées séduire, à la suite de Warner et Universal, par le discours marketing enchanteur de Jobs, qui a su faire valoir les bons arguments : l'expérimentation se limitera à un environnement circonscrit - celui des ordinateurs Macintosh (le logiciel iTunes n'a pas encore été porté sous Windows), qui ne représentent que 4 % de parts de marché ; et les fichiers de musique vendus sur iTunes Store seront protégés par un système de gestion des droits propriétaire, Fairplay, qui limite à cinq le nombre d'appareils sur lesquels ils peuvent être synchronisés.
Une chanson sur cinq achetée sur iTunes
Andy Lack se retrouve bien seul à faire de la résistance. “Si nous étions restés soudés, nous aurions obtenu un pourcentage sur les ventes des baladeurs, ce qui nous aurait donné ce supplément de revenus dont nous avions si désespérément besoin. C'était grâce à nous qu'Apple vendait son iPod, cela aurait donc été équitable”, regrette t-il. L'homme ne décolère pas de voir que Jobs parvient à faire exactement ce que Sony, dont les divisions hardware et logiciel n'ont pas su se parler, n'est pas parvenu à faire. Et s'il finit par lui céder, ses relations avec Jobs resteront toujours très tendues.
L'iTunes Music Store est introduit par Steve Jobs lors de la Worldwide Developers Conference d'avril 2003 à San Francisco. Dans la journée qui suit, 275 000 titres sont achetés dans la boutique en ligne d'Apple, et plus d'un million au cours des cinq premiers jours. Lorsque Apple sort une version du logiciel iTunes pour Windows, quelques mois plus tard, elle est téléchargée un million de fois en trois jours, et un million de titres sont vendus sur iTunes Music Store dans l'intervalle. A l'occasion de son premier anniversaire, en avril 2004, la barre des 70 millions de chansons vendues a été franchie. A la fin de l'année, il s'en est écoulé 200 millions ; 500 millions en juillet 2005 ; un milliard en février 2006 ; 3 milliards en juillet 2007. A compter de 2008, Apple devient le plus gros marchand de musique aux États-Unis, tous canaux de distribution confondus, et vend environ un milliard de chanson par an ; 2 milliards en 2009 ; 5 milliards en 2010, année au cours de laquelle iTunes Music Store devient le plus gros détaillant de musique au monde.
Au cours du premier trimestre 2011, le chiffre d'affaires d'iTunes Music Store a atteint 1,4 milliard de dollars. Sa part du marché mondial de la vente de musique en téléchargement est écrasante (de l'ordre de 70 %), et ses performances ont dopé un marché mondial qui est passé de 400 millions de dollars en 2004 (en revenus bruts générés pour l'industrie musicale) à 4,4 milliards de dollars en 2012 ; avant que ne s'amorce son déclin à compter de l'année suivante. De 2 % en 2004, la part du téléchargement dans les revenus de l'industrie musicale au niveau mondial a atteint près de 30 % en 2012, et celle d'iTunes Music Store autour de 20 %.
350 millions de baladeurs iPod
Dès son introduction, la progression des ventes du baladeur iPod a été tout aussi spectaculaire. Entre 2001 et 2007, Apple a décliné six générations de iPod classiques dérivés du modèle original, cinq générations de iPod Nano compacts entre 2005 et 2012 (sans compter les deux iPod Mini sortis en 2004 et 2005), quatre générations de iPod Shuffle (le plus petit, sans écran) entre 2005 et 2010, et sept générations de iPod Touch de 2007 à 2019 - le baladeur connecté d'Apple (en wifi et en Bluetooth), avec un écran tactile, le seul encore commercialisé aujourd'hui. Dès l'automne 2004, l'iPod pesait 90 % des ventes de baladeurs MP3 à disque dur aux États-Unis en volume, et 70 % du marché tous types de baladeurs confondus.
Apple a vendu son millionième iPod en janvier 2007. Au cours du trimestre précédent, la compagnie avait réalisé un chiffre d'affaires record de 7,1 milliards de dollars, dont 48 % en provenance de ses ventes de baladeurs. Sur l'ensemble de l'année 2006, son chiffre d'affaires a atteint 19,3 milliard de dollars (quatre fois plus qu'en 2001), en hausse de près de 40 % sur un an, et son bénéfice net près de 3,5 milliards. Lors de l'Apple Event de septembre 2009, Phil Schiller révélait que les ventes de iPod dépassaient les 220 millions d'unités. En septembre 2012, Apple revendiquait 350 millions de baladeurs iPod vendus dans le monde depuis 2001.
[à suivre]
Prochain épisode : La conversion au streaming
Isaacson, p. 449