Apple, sauveur de la musique sauvé par la musique #1 - "Rip, Mix, Burn"
Retour historique et documenté, en quatre épisodes, sur le rôle joué par Apple dans la transition de l’industrie musicale vers le numérique : du CD au streaming, en passant par le téléchargement.
“Rip, mix, burn”. Les trois termes de ce slogan publicitaire d'Apple, choisi pour le lancement de son juke-box logiciel iTunes en 2001, résument à eux seuls la profonde révolution que vit alors l'industrie musicale – la première de l'histoire à essuyer les violents effets “disrupteurs” du numérique. Le premier de ces termes figure la dématérialisation du support musical (”ripper” un CD de musique revient à convertir, à l'aide d'un ordinateur doté d'un lecteur de CD, ses pistes audio en fichiers numériques pouvant être transmis par Internet). Le deuxième illustre la déconstruction du format physique de la musique enregistrée qu'est l'album : une fois numérisés sous forme de fichiers informatiques, les titres d'un album de musique peuvent être traités séparément – achetés, écoutés, échangés, ou intégrés à des playlists (“mix”), indépendamment les uns des autres. Le troisième, enfin, reflète la possibilité de graver facilement (“burn“) le fruit de ses mixtapes et autres compilations personnelles sur des CD audio vierges que l'on peut emporter avec soi, chacun devenant ainsi de facto l'éditeur phonographique de sa propre bande son musicale.
Le retour de Steve Jobs
Sous le férule de Steve Jobs, revenu aux commandes de la compagnie, Apple va accompagner l'industrie de la musique tout au long des années 2000 dans la phase la plus critique de la longue transition qu'elle s'apprête à vivre : du CD vers le streaming, en passant par le téléchargement. Depuis 1999, Apple s'est mis à développer une multitude d'applications créatives et récréatives afin de rendre ses ordinateurs Macintosh plus attractifs, comme Final Cut Pro (pour faire du montage vidéo) ; iDVD (pour réaliser ses propres DVD interactifs) ; iPhoto (une alternative à Adobe Photoshop) ; ou encore GarageBand (pour créer et mixer de la musique). Son ordinateur PowerBook G4 Titanium, un modèle de portable présenté lors de la Mac World Expo de San Francisco, le 9 janvier 2001, est le premier de la marque à intégrer le logiciel iTunes, qui permet de gérer sa musicothèque numérique.
Steve Jobs, co-fondateur d'Apple Computer avec son ami Steve Wozniak en 19771, qui avait été poussé vers la sortie en 1985, suite à une lutte de pouvoir interne dont il n'était pas sorti vainqueur, a repris les rennes de la compagnie en tant que PDG intérimaire en 1997, après douze années d'absence, à la demande expresse de son conseil d'administration. Apple traversait alors une très mauvaise passe. En 1995, Microsoft était parvenu à reproduire son interface graphique avec son système d'exploitation Windows 3.0, qui sera le plus vendu au monde. “Microsoft a pillé notre travail, confiera plus tard Jobs2. Ils ont consacré toute leur énergie à régner sur le marché des compatibles IBM. Apple méritait la place de leader. Après mon départ, ma société n'a plus rien inventé. Le Mac a à peine été amélioré. Et Bill Gates s'est engouffré dans la brèche.”
Les ventes d'ordinateurs Macintosh commençaient à s'effondrer sérieusement. De 16 % en 1980, la part de marché d'Apple était tombée à 4 % en 1996. Au dernier trimestre de l'année, le chiffre d'affaires de la compagnie avait baissé de 30 % sur un an. Fred Anderson, son directeur financier, avertissait le conseil d'administration que la société risquait d'être lâchée par les banques, et de se retrouver au bord du dépôt de bilan. A environ 14 dollars, le cours de son action en bourse était au plus bas. Le directeur général de l’époque, Gil Amelio, fut remercié en juillet 1997. Quels semaines plus tôt, le magazine Fortune avait publié un article sur la situation catastrophique de la firme : “Apple, le parangon du mauvais management de la Silicon Valley et des révolutions technologiques avortées, est de retour en mode ‘erreur système’, victime pathétique d'une chute abyssale de ses ventes, d'une politique commerciale suicidaire et de la perte de confiance du consommateur’, écrivait son auteur. Et de se demander s'il ne s'agirait pas plutôt d'un plan machiavélique ourdi par Jobs pour en reprendre le contrôle.
L’héritage de NeXT Computer
Après son départ désabusé de chez Apple, où il avait fini placardisé dans un bureau éloigné du centre décisionnel de l'entreprise, avec le vague titre de responsable du “global thinking”, Steve Jobs a créé la société NeXT Computer, pour développer la station de travail NeXT, qui a vu le jour en 1988. La deuxième génération, sortie deux ans plus tard sous le nom de NeXT Cube, était un véritable concentré de technologies avancées, avec son système de courrier électronique multimédia - qui permettait, pour la première fois, de partager du son, des photos et de la vidéo dans un courriel -, son processeur de signal numérique (qui optimisait le traitement de signal par les applications), et son port Ethernet (interface de connexion à un réseau local).
C'est sur une machine NeXT que l'informaticien anglais Tim Berners-Lee, l'inventeur du Word Wild Web, développa le tout premier navigateur Web, connu sous le nom de Nexus. Mais leur prix, de près de 10 000 dollars dans le cas du NeXT Cube, qui était celui de l'excellence, s'est révélé prohibitif, et les ventes sont restées décevantes. En 1993, alors que les stations NeXT ne s'étaient écoulées qu'à 50 000 exemplaires, Steve Jobs décidait à son grand regret d'en abandonner la fabrication, et de se concentrer sur le développement logiciel. L'année suivante, la société enregistrait ses premiers bénéfices, à hauteur d'un million de dollars. Fin 1996, peu avant que Jobs ne fasse son grand retour à Cupertino, Apple annonçait le rachat de NeXT, dont le fondateur détenait 45 % du capital, pour près de 430 millions de dollars.
Au terme de l'opération, Steve Jobs a perçu 100 millions de dollars, et reçu un million et demi d'actions d'Apple3. Redevenu actionnaire de la compagnie qu'il a co-fondé (il avait vendu toutes les actions qu'il détenait), il peut alors reprendre pied dans la société. Les conditions sont idéales. Parmi les actifs de NeXT sur lesquels Apple a mis la main, outre le langage de développement WebObjects (qui sera utilisé pour concevoir son App Store, iTunes Store, et ses services Mobileme), figure le système d'exploitation NeXTSTEP des stations de travail NeXT, qui est partiellement propriétaire (il est construit autour d'un noyau Unix open source, système stable et éprouvé de longue date), et va servir de base au nouveau système d'exploitation Mac OS X d'Apple, commercialisé à partir de 2000.
Un nouveau concept de foyer numérique
Jobs se trouve ainsi assuré de contrôler toute la chaîne de production, du système d'exploitation au hardware, en passant par les logiciels ; dans un environnement qui reste propriétaire (ce à quoi il est toujours resté attaché), et dont il peut fermer la porte à quiconque. L'une des premières décisions qu'il prend, à son retour chez Apple, est de mettre fin à toutes les licences du système d'exploitation Mac OS 9 que la précédente direction avait commencé à accorder à des fabricants de clones du Macintosh. La firme devra racheter au prix fort, notamment, celles accordées à Motorola et à IBM.
Au début des années 2000, Steve Jobs fait un double constat. D'une part, celui que l'ordinateur n'est plus au cœur de la révolution informatique. Le micro-ordinateur s'est transformé en “un objet ennuyeux”, écrit alors le journaliste Walt Mossberg dans le Wall Street journal. Pour le patron d'Apple, sa vocation est désormais de devenir une sorte de “hub” numérique au sein du foyer, et la station d'accueil de toutes sortes d'appareils électroniques, qu'il permettra de synchroniser, ouvrant la voie à une gestion centralisée de la musique, des photos, des vidéos et des données personnelles de chacun des membres de la famille. De quoi booster les ventes d'ordinateurs Macintosh pendant au moins une décennie, veut-il croire.
Fan indécrottable de Bob Dylan - il en collectionnait les enregistrements inédits dès l'adolescence -, dont la jeunesse fut rythmée par la musique des Grateful Dead et de Jefferson Airplane - et bercée par les voix de Janis Joplin et de Joan Baez, avec qui il a eu une aventure, et qui restera proche de lui jusqu'à sa mort -, Steve Jobs perçoit également que des bouleversements majeurs se profilent dans la musique, domaine dans lequel Apple a incontestablement pris un retard considérable. Jobs lui-même - il a exigé que le PowerMac G4 Cube, dernier né de la gamme Macintosh en 2000, dont le design rappelle celui des station NeXT, soit équipé d'un graveur de DVD plutôt que d'un graveur de CD, au contraire de tous les ordinateurs compatibles IBM de l'époque - a sa part de responsabilité.
Encoder, écouter et graver
Tous ceux qui veulent graver leur propres CD de fichiers MP3 se détournent du G4 Cube, alors que le réseau peer-to-peer Napster a recruté des dizaines de millions d'utilisateurs dans le monde, qui téléchargent des milliards de chansons sur Internet, et importent de la musique sur leur ordinateur depuis leurs CD audio. Les ventes du G4 Cube ne décollent pas. Apple corrige très vite le tir. Sa nouvelle gamme de PowerMacs, présentée en janvier 2001, intègre un super graveur de CD et de DVD, et deux nouvelles applications qui viennent compléter sa suite de logiciels iLife pour Mac OS X : iDVD, pour concevoir soi-même ses propres DVD interactifs, à partir de films montés avec iMovie, de diaporamas élaborés avec iPhoto, ou de musiques composées avec Garage Band ; et iTunes, qui permet d'encoder, écouter et graver des fichiers MP3.
[à suivre]
Prochain épisode : Du logiciel iTunes au baladeur iPod
Steve Jobs, par Walter Isaacson, éditions JC Lattès (2011), p. 338
Apple Confidential 2.0 : The Definitive History of the World's Most Colorful Company, par Owen W. Linzmayer, p. 277