Dossier spécial : les nouveaux marchés émergents de la musique
Alors que les principaux marchés de la musique ronronnent sur des taux de croissance à un chiffre, de nouveaux marchés émergents montent rapidement en puissance, en Asie, Afrique ou Amérique latine.
SOMMAIRE
A l’exception de l’Australie, dixième marché mondial de la musique enregistrée, qui a connu une croissance de ses ventes de gros légèrement supérieure à 10 % en 20231, ou encore du Canada (+ 12,2 %), les principaux marchés développés n’affichent que des taux de croissance à un chiffre avant la virgule. Il a été de 7,2 % aux Etats-Unis l’an dernier, selon l’IFPI (International Federation of the Phonographic Industry)2, de 7,6 % au Japon, de 8,4 % au Royaume Uni, de 7 % en Allemagne, et de 4,4 % en France.
Les nouveaux marchés émergents de la musique, en revanche, dont le développement repose essentiellement sur celui du streaming, ont connu des taux de croissance bien supérieurs en 2023. Alors qu’il n’a été que de 8,9,% en Europe, et de 7,4 % en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada confondus), il fut de 19,4 % en Amérique Latine, de 14,4 % dans la région MENA (Moyen Orient et Afrique du Nord), de 14,9 % en Asie (et bien supérieur hors Japon), et de 24,7 % en Afrique sub-saharienne.
Un dragon chinois en pleine ascension
Entrée dans le Top 10 des marchés de la musique enregistrée dans le monde en 2017, alors qu’elle figurait encore au 28ième rang en 2002, la Chine, désormais 5ième marché mondial devant la France, rétrogradée au 6ième rang devant la Corée du Sud en 2022, affichait l’an dernier une croissance de 25,9 % de ses ventes de gros selon l’IFPI, la plus élevée du Top 10. Cette croissance avait été de 28,4 % en 2022.
L’ascension irrésistible du dragon chinois a commencé dans les années 2010. Selon une étude gouvernementale de la NCAC (National Copyright Administration of China) sur le développement des industries créatives chinoises publiée en 20193, le marché de détail chinois de la musique en ligne a triplé en valeur entre 2013 et 2018, passant de 7,4 milliards de yuans (1,02 Md€) à 22,6 milliards dans l’intervalle (3,13 Md€).
A eux seuls, les deux leaders du marché chinois du streaming musical, Tencent Music Entertainment (TME)4 et Netease Cloud Music (NCM)5, crédités ensemble de 78 % de parts de marché, dans un pays où le streaming pèse 89 % des revenus de la musique enregistrée, ont vu le chiffre d’affaires cumulé de leurs services de musique en ligne proprement dits (streaming et téléchargement, le poids de ce denier étant négligeable) atteindre 21 milliards de yuans en 2023, soit 2,74 milliards d’euros.
Un marché de détail de 4 milliards d’euros
Sur la base des parts de marché présumées de TME et NCM, le marché de détail chinois de la musique en ligne peut ainsi être évalué à 3,5 milliards d’euros en 2023, et celui de la musique enregistrée tous canaux de vente confondus, en considérant une part de marché du streaming de près de 90 %, à 3,9 milliards d’euros. A titre de comparaison, le marché de détail américain du streaming a pesé 14,4 milliards de dollars (13,2 Md€) en 2023, selon la RIAA6, et le marché de détail global de la musique enregistrée aux Etats-Unis 17,1 milliards de dollars (15,8 Md€), ce qui laisse la Chine loin derrière7.
Mais toute évaluation du poids du marché chinois de la musique en ligne doit également prendre en compte les revenus que génèrent pour les plateformes de streaming chinoises leurs services de “divertissemet social” autour de la musique (essentiellement du karaoké et du live streaming, de concerts ou de shows musicaux), dont l’ARPPU (revenu moyen par utilisateur payant) est beaucoup plus élevé que celui de l’abonnement au streaming8.
Ces services, qui recourent peu ou pas du tout à l’exploitation des masters, et s’avèrent beaucoup moins rémunérateurs pour l’industrie phonographique elle-même - ce qui explique qu’ils passent sous les radars de l’IFPI -, ont rapporté 10,4 milliards de yuans (1,31 Md€) à TME l’an dernier, soit 37,5 % de son chiffre d’affaires, et 3,5 milliards de yuans à NCM (459 M€), soit 44,6 % de ses revenus.
A considérer que les services de divertissement social pèsent environ 40 % du chiffre d’affaires des plateformes de streaming musical en Chine, le marché de détail chinois de la musique en ligne, streaming et divertissement social confondus, peut être évalué à 5,8 milliards d’euros en 2023, soit 40 % de ce qu’a pesé le marché de détail américain.
L’Inde propulsée par son poids démographique
Avec une population de 1,4 milliard d’habitants dont les deux tiers ont moins de 35 ans, l’Inde pourrait devenir en 2024 le premier marché mondial du streaming musical… en volume de consommation.
Selon le dernier rapport annuel de la firme américaine Luminate (ex-MRC Data)9, qui collecte des données sur la consommation de musique dans le monde entier, le nombre total de streams musicaux audio et vidéo enregistré dans le pays a été de 1037 milliards en 2023, ce qui le classe au 2ième rang mondial derrière les Etats-Unis, numéro un incontesté du marché en volume l’an dernier, avec 1454 milliards de streams.
La progression du nombre de streams enregistrés en Inde ayant été de 89 % sur un an, contre une progression de seulement 14,5 % aux Etats-Unis (et de 22,9 % au niveau mondial), le pays devrait s’installer à la première place en volume de consommation dès 2024.
Moins de 10 % des écoutes étant le fait d’abonnés en Inde, contre 57,5 % au niveau mondial, 67 % en France, voire 90 % ou plus dans les pays scandinaves, la publicité y reste la principale source de revenus du streaming musical, et le poids du marché indien en valeur reste très modeste.
Selon l’IFPI, le marché de gros indien, qui repose à 87 % sur les revenus du streaming, n’a pesé que 319 millions de dollars (295 M€) en 202210, mais sa progression a été de 48 % sur un an, quand celle du marché de gros mondial ne fut que de 9 % la même année11.
L’hindi troisième langue du streaming
La croissance du marché de gros indien ayant été de 15,3 % en 2023, selon le dernier Global Music Report de l’IFPI, il a pesé aux alentours de 368 millions de dollars l’an dernier (340 M€). A ce rythme l’Inde, qui se classe au 14ième rang mondial aujourd’hui, ne devrait pas tarder à faire son entrée dans le top 10. A titre de comparaison, le marché de gros australien, qui se classe au 10ième rang mondial, a pesé 411 M€ en 2023.
Principale conséquence de la montée en puissance du marché indien, son répertoire local, qui pèse 70 % des écoutes dans le pays, voit son audience croitre de manière exponentielle. Sur Spotify, ses volumes d’écoutes ont progressé de 2000 % en cinq ans, a indiqué le numéro un mondial du streaming.
En 2023, la part de l’hindi dans le top 10 000 des titres les plus écoutés dans le monde a été de 7,8 %, contre 6,1 % en 2022 et 3,8 % en 2021, selon Luminate. L’hindi se classe en 3ième position derrière l’anglais (passé de 67 % à 55 % des titres du top 10 000 entre 2021 et 2023) et l’espagnol (passé 12,4 % à 10 %).
Le Brésil de retour dans le top 10
Avec 86,3 % de ses revenus en provenance du streaming, le marché de gros sud-américain de la musique enregistrée a progressé de 19,4 % en 2023, indique l’IFPI dans son dernier Global Music Report. Cette croissance avait été de 25,9 % en 2022, et de 31,2 % en 2021. Le Brésil et le Mexique sont les deux principaux marchés du sous-continent, loin devant l’Argentine, le Chili et la Colombie. Ils pèsent environ 75 % du marché sud-américain à eux seuls.
Le marché de gros brésilien a pesé 2,9 milliards de réals en 2023 (477,5 M€), selon la branche locale de l’IFPI Pro-Musica12, affichant une progression de 13,4 % sur un an (+ 15,4 % en 2022), et se classant au 9ième rang mondial devant l’Australie et derrière le Canada. Le streaming, qui est son principal levier de croissance, avec des revenus en hausse de 21,9 % sur un an, a pesé à lui seul 2,5 milliards de réals (411 M€), soit 87 % du marché de gros.
Les revenus générés par les artistes brésiliens sur Spotify ont atteint 1,2 milliard de reals l’an dernier (208 M€) a indiqué la plateforme de streaming, soit une progression de 600 % depuis 2017. Parmi les 200 chansons les plus diffusées au Brésil en 2023, la musique brésilienne détenait une part de 93,5 %.
Le Brésil n’est pas à proprement parler un nouveau marché de la musique. En 1999, quand les ventes de CD, alors principale source de revenus de l’industrie phonographique, atteignaient leur sommet, le pays se classait 6ième derrière la France dans le top 10 des marchés mondiaux. Il pesait alors 814 millions de réals13, soit 407 millions de dollars de l’époque, et 761 millions de dollars d’aujourd’hui (704 M€).
Le marché de gros brésilien a atteint son sommet en 2000, à hauteur de 890 millions de réals, soit 832 millions de dollars d’aujourd’hui (770 M€). Nettement affecté par la crise du disque, il a disparu du top 10 des marchés mondiaux en 200214 (il n’y fera un retour intermittent qu’à partir de 2010), et a atteint son plus bas en 2014, à hauteur de 454,5 millions de réals (237 M€ d’aujourd’hui)15, avant de commencer à rebondir en 201516. Son poids est désormais supérieur à celui des marchés italien ou espagnol.
Le Mexique surfe sur le boom des musiques latines
Le marché de gros mexicain a progressé de 18,2 % l’an dernier selon l’IFPI (+ 24,3 % en 2022). Selon des chiffres de l’IFPI rendus public par L’Observatoire latino-américain de la musique indépendante (OLMI)17, il a pesé 208 millions de dollars (192 M€) en 2021. Il devrait donc avoir atteint 259 millions de dollars en 2022 (239 M€), et 306 millions de dollars (283 M€) en 2023.
Le marché de détail mexicain pourrait atteindre 511 millions de dollars en 2024, estime le site Statista dans ses projections18. A titre de comparaison, le marché de détail espagnol, qui connait une croissance moindre, a pesé 520 millions d’euros en 2023 (+ 12,3 % sur un an), selon la branche locale de l’IFPI Promusicae19.
La production musicale mexicaine bénéficie directement du boom des musiques latines dans le monde, en particulier aux Etats-Unis, où elles n’ont cessé de gagner en popularité au cours des huit dernières années, comme en attestent les rapports que leur consacre régulièrement la RIAA (Recording Industry Association of América)20. En 2023, elles y ont généré un chiffre d’affaires hors taxe de 1,4 milliard de dollars (1,3 Md€), en progression de 16 % sur un an, contre 8 % pour le marché de détail américain dans sa globalité. De 5 % en 2019, la part de marché des musiques latines aux Etats-Unis est passée à près de 8 % l’an dernier.
Selon le dernier rapport annuel de Luminate, le volume d’écoutes d’artistes mexicains aux Etats-Unis a progressé de 60 % sur un an en 2023. Dans une note récente21, Spotify indiquait que le volume d’écoutes de musique mexicaine sur sa plateforme a augmenté de plus de 440 % au niveau mondial entre 2018 et 2023, et de 195 % dans les autres pays d’Amérique Latine entre 2020 et 2023.
L’Afrique sub-saharienne dans les starting blocks
Pour la deuxième année consécutive, l’Afrique sub-saharienne est la région du monde qui a connu la plus forte croissance du marché de gros de la musique enregistrée l’an dernier, de + 24,7 % sur un an selon l’IFPI. Cette croissance avait été de 34,7 % en 202222.
Un rapport du cabinet d’études allemand Dataxis évaluait le marché de gros sub-saharien à 118 millions de dollars en 2022 (108 M€)1. Il devrait donc avoir pesé près de 135 millions de dollars en 2023 (125 M€). Selon les projections de Dataxis, il pourrait atteindre 315 millions de dollars en 2026 (288 M€)23. L’Afrique du Sud a pesé à elle seule 77 % des revenus de l’industrie phonographique dans la région en 2023 selon l’IFPI.
Selon le site Statista, le marché de détail de la musique enregistrée au Nigeria, l’un des plus dynamiques de la région hors Afrique du Sud, devrait avoir pesé environ 44 millions de dollars (41 M€) l’an dernier. Il ne pesait que 26 millions de dollars (24 M€) en 2014, soit une croissance de près 70 % dans l’intervalle.
Les deux pays bénéficient de la notoriété croissante de l’afrobeat et de l’amapiano, deux genres de musique locaux, sur les plateformes de streaming audio et vidéo à l’international, l’export constituant l’un des principaux leviers de croissance du marché de la musique enregistrée dans la région. En 2022, l’afrobeat a généré 13 milliards de streams sur Spotify, selon la plateforme : un volume d’écoutes en hausse de 550 % depuis 2017.
Les vidéos d’afrobeats et d’amapiano sur Vevo ont généré près de 4 milliards de vues en 2003, dont 61 % hors d’Afrique, a indiqué le site de clips musicaux américain. Au cours des cinq dernières années, les vues générées par les vidéos d'afrobeat et d'amapiano sur Vevo ont augmenté de 223 % aux États-Unis, et de 113 % au Royaume-Uni24.
La région MENA aux avant-posts du développement du streaming
Avec une croissance de son marché de gros de la musique enregistrée de 35% en 2021, de 23,8 % en 2022, et de 14,4 % en 2023 selon l’IFPI, la région MENA (Moyen Orient et Afrique du Nord), où le streaming pèse 98,4 % des revenus de l’industrie phonographique, se situe aux avant postes du développement de ce dernier sur les marchés émergents.
Selon le site Statista25, le marché de détail de la musique au Moyen Orient et en Afrique du Nord a pesé 200 millions de dollars (185 M€) en 2022, et devrait atteindre 300 millions de dollars (278 M€) en 2027. Le cabinet d’études indien Redseer estime pour sa part qu’il devrait peser plus de 500 millions de dollars (463 M€) en 2030, grâce un triplement du nombre d’utilisateurs du streaming musical dans la région d’ici là ; à la multiplication par quatre du nombre d’abonnés ; et à un progression sensible de l’ARPU26.
Le taux de pénétration du streaming musical est relativement élevé sur les marchés clés de la région : il est de 59 % en Arabie saoudite, de 70 % aux Émirats arabes unis, et 83 % en Égypte, selon une étude de Choueiri Group27. La plateforme de streaming musical d’origine libanaise Anghami, désormais basée à Abou Dhabi (Emirats Arabes Unis) et côtée au Nasdaq depuis le mois de février 2022, qui revendique 120 millions d’utilisateurs enregistrés, domine largement le marché du streaming régional.
Passée sous le contrôle du Netflix arabe OSN+ en début d’année28, Anghami a publié fin décembre des résultats pour le 3ième trimestre 2023, qui font état d’une croissance de ses revenus de 8 % sur les neuf premiers mois de l’année, à hauteur de 30 millions de dollars. Cette croissance avait été de 35 % en glissement annuel sur l’ensemble de l’année 2022.
La compagnie avait enregistré une croissance du nombre de ses abonnés de 17 % sur un an à fin septembre 2023, à hauteur de 1,73 million. Ses principaux marchés sont dans l’ordre l’Egypte, les Emirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite, le Liban, la Jordanie et le Maroc.
La croissance du marché de gros australien de la musique enregistrée a été de 11,3 % en valeur en 2023 selon l’IFPI (Fédération internationale de l’industrie phonographique), et de 10,9 % selon l’ARIA (Australian Recording Industry Association)
Global Music Report 2024, IFPI, mars 2024
Report on the Development of China’s Online Copyright Industries, National Copyright Administration of China, septembre 2019
Year-End 2023 RIAA Revenue Statistics, mars 2024
Le rapport de la National Copyright Administration of China tablait en 2019 sur une croissance moyenne annuelle de 31 % jusqu’en 2025 pour les revenus des services de musique en ligne chinois, et de 32,7 % pour ceux des services de divertissement social, soit un chiffre d’affaires de 49,5 milliards de yuans (6,87 Md€) en 2025 pour les premiers, et de 117,4 milliards de yuans (16,31 Md€) pour les seconds.
Chez Tencent Music, l’ARPPU des services de divertissement social autour de la musique a été d’environ 10 € par mois l’an dernier, contre 1,4 € pour l’abonnement à ses services de streaming à la demande.
Luminate 2023 Year-End Music Report, janvier 2024
La consommation mondiale de musique indienne a grimpé de 2000 % en cinq ans sur Spotify, zimbalan.fr, 13 mars 2004
Mercado Brasileiro de Musica 2023, Pro-Musica Brazil
Mercado Brasileiro de Música 2003, Pro-Musica Brazil
List of largest recorded music markets, Wikipedia
Mercado Brasileiro de Música 2014, Pro-Musica Brazil
Mercado Fonografico Mundial e Brasileiro en 2015, Pro-Musica Brazil
Digital Music - Mexico, Statista
Recorded music exceeds 500 million euros turnover at close of 2023, Promusicae, mars 2024
Global Music Report 2023, IFPI, mars 2023
Africa: a breeding ground for music streaming platforms’ expansion, Dataxis, juin 2022
Amapiano and Afrobeats videos saw nearly 4 billion global views on Vevo in 2023, Music Business Worldwide, 11 avril 2024
Will MENA tune in to music streaming?, Redsteer Strategy Consultants, 24 may 2023
Music Streaming in MENA, Why It Matters to Be Local, Choueiri Group