User-centric, quand Deezer ne travaillait pas encore son oseille musicale
Je n'avais personnellement rien à gagner à ce que l'on prête la moindre attention à plusieurs de mes articles publiés sur la question du mode de répartition des revenus du streaming il y a déjà quatre ou cinq ans - les biais du pro-rata, son manque à gagner pour la production locale, pour les artistes émergents, et pour certaines niches musicales. Deezer ne travaillait pas encore son oseille musicale. Tout le monde s'en fichait alors comme d'une guigne, sauf peut-être dans les pays scandinaves, où le streaming pesait déjà 60 % à 70 % du marché.
J'écrivais alors :
"Trop rares sont les études sérieuses effectuées sur le sujet. Celle du groupe de recherche Cloud & Concert de l'Université d'Oslo, parue en 2014, établit que le modèle user-centric augmente de 13 % la part de marché des artistes locaux figurant parmi les 5000 artistes les plus écoutés en août 2013 sur la plateforme scandinave WiMP. Il n'évalue pas, cependant, le manque à gagner que le modèle de répartition au pro-rata induit pour le répertoire local en Norvège.
En France, dans le cadre d'une répartition « user-centric » en 2015, avec des revenus du streaming sur abonnement qui progresseraient au rythme du premier semestre 2014 pour l'ensemble du marché (+33,1 %), ceux de la production locale connaîtraient une croissance de plus de 50 %. [Selon nos simulations], le manque à gagner de la variété française, lié au modèle de répartition des revenus de l'abonnement au pro-rata du nombre d'écoutes, devrait s'élever à plus de 14 millions d'euros sur la période 2015-2017."
Deezer se réveille
Ce n'est qu'au printemps 2017 que Deezer adressait un courrier aux ayants droit plaidant en faveur de l'adoption d'un mode de répartition "user-centric", expliquant : "Il existe actuellement une influence excessive des personnes qui 'streament' considérablement, ce qui impacte la façon dont les paiements sont effectués. Nous aimerions passer à un système où l’argent est réparti à un niveau individuel. De cette façon, si quelqu’un ne 'streame' qu’un artiste, ses contributions ne vont qu'à ce seul artiste. Nous pensons qu’il s’agit d’une façon beaucoup plus équitable de distribuer les revenus".
Déjà sensibilisé à cette question, j'ai sollicité à plusieurs reprises le service de presse de Deezer pour obtenir un entretien sur le sujet. Mais je ne devais pas être dans le bon timing en terme de communication, et n'ai jamais obtenu gain de cause. Comme dirait Chirac, etc., sans faire bouger l'autre. Je n'ai pas eu plus de succès en 2018, lorsque j'ai de nouveau sollicité Deezer, alors que je travaillais à la rédaction d'un livre blanc sur le thème "pro-rata vs. user-centric" commandé par la GAM (Guilde des artistes de la musique), qui n'a jamais été rendu public. Je m'autorise à en citer quelques extraits illustrés :
"Avec un modèle de répartition des revenus de l'abonnement au pro-rata, la consommation modérée des uns subventionne la consommation débridée des autres. La rémunération des ayant droit est déconnectée de l'acte de consommation. [...] Dans la figure ci-contre, dix abonnés génèrent collectivement un revenu de 70 dollars par mois pour les ayant droit. Lorsqu'un seul de ces abonnés enregistre un nombre d'écoutes très supérieur (12 200 écoutes pour l'abonné n°10, contre 400 pour les neufs autres), il détourne l'essentiel de ce revenu au bénéfice des artistes qu'il a écoutés, très au delà de sa propre contribution au pot commun.
[...]
Un mode de répartition des revenus du streaming par abonnement (ou « user-centric »), qui répartirait précisément les revenus de chaque abonnement aux artistes écoutés par l’abonné, éliminerait un certain nombre de biais du modèle de répartition au pro-rata :
- en rétablissant le lien entre la rémunération et l'acte de consommation
- en permettant aux fans de musique de supporter directement les artistes qu'ils écoutent
- en accordant autant d'importance au nombre de fans qu'au nombre d'écoutes
- en dissuadant la fraude, qui ne serait plus profitable (multiplier les écoutes réduirait d'autant les revenus que chacune génère)
- en accordant autant de poids dans la répartition de valeur à l'abonné type qu'au très gros utilisateur
Avec une répartition user-centric, les 83 612 écoutes d'une ferme de robots (de Dr. Evil dans le schéma ci-dessus) se partageront les 7 € de son abonnement (à droite), et non pas l'essentiel des revenus des dix abonnements, comme ce serait le cas avec un répartition au pro-rata (à gauche).
Datas finlandaises
Je faisais également référence, dans le livre blanc rédigé pour la GAM, à une étude publiée par l'organisation Digital Media Finland en novembre 2017. Elle porte sur des données anonymisées fournies par Spotify sur la consommation de ses abonnés en Finlande pendant le mois de mai 2016, soit 8 millions d'écoutes.
Extrait :
"Les auteurs ont considéré un échantillon aléatoire de 10 000 titres de près de 4500 artistes écoutés par 8051 abonnés sur cette période d'un mois. L'analyse statistique de ces données a permis d'établir un fort taux de corrélation entre le nombre d'écoutes d'un titre et ce que serait la variation de ses revenus dans le cas d'un changement de mode de répartition. Plus ce nombre d'écoute décroit, plus les revenus de ce titre augmentent dans le modèle user-centric. Les titres qui enregistrent de faibles taux d'écoute sont mieux rémunérés que dans le modèle de répartition au pro-rata.
Cette redistribution des revenus de l'abonnement se produit également au sein du collège des artistes : de la minorité la plus écoutée (0,4 % des artistes écoutés, avec plus de 100 écoutes), vers ceux qui ont eu entre 10 et 99 écoutes (9,6 % des artistes écoutés), ou entre 1 et 9 écoutes (90 % des artistes écoutés). La part de revenus perçue par la minorité des plus écoutés passe de 9,9 % dans le modèle au pro-rata à 5,6 % dans le modèle par abonné, soit une redistribution de près de la moitié des revenus de ce groupe vers les artistes moins écoutés. Aucun des 0.4 % d'artistes les plus écoutés ne voit ses revenus augmenter avec le modèle user-centric."
Pas si évident
En 2015, l'incontournable @Mark_Mulligan, ex-analyste de chez Forrester et plume très lue dans l'univers de l'industrie musicale, s'invitait dans le débat en publiant un tableau de prime abord très édifiant, que je commente dans le livre blanc de la GAM :
"Dans la partie supérieure de son tableau, Mark Mulligan illustre de quelle manière avec une répartition "service centric" (au pro-rata), un artiste A que l'abonné n'a pas écouté peut percevoir deux fois plus de royalties sur son abonnement qu'un artiste B représentant plus de la moitié de ses écoutes. La comparaison avec une répartition "user centric", dans la partie inférieure du tableau, est édifiante. L'artiste B se retrouve en effet à percevoir beaucoup plus sur l'abonnement de celui qui lui a consacré la moitié de ses écoutes, quand l'artiste A, qu'il n'a pas écouté, ne touche rien.
La démonstration, cependant, ne se passe pas de commentaire. En effet, dans le cas de la répartition "service centric" (prop-rata), l'artiste B va toucher beaucoup moins, mais à raison de 0,5 % sur l'ensemble des abonnements, y compris ceux des abonnés qui ne l'ont pas écouté. Et dans le cas de la répartition "user centric", il va toucher beaucoup plus, mais sur un nombre beaucoup plus réduit d'abonnements : ceux des personnes qui l'on réellement écouté. Dans ces conditions, difficile de savoir si, au final, une répartition "user-centric" va lui profiter."
Si l'on souhaite tirer cette affaire au clair, il faudra bien confier quelques jeux de données des plateformes de streaming à des chercheurs susceptibles d'en tirer queques locaces enseignements (comme Philippe Leguern, de l'Université de Nantes, qui a présenté les résultats de l'étude Cloud & Concerts dès mars 2014 lors d'un séminaire de son programme de recherche Musimorphose auquel je participais). Pas sûr, cependant, que tout le monde ait envie d'être transparent sur le sujet. La Sacem, notamment, n'a jamais rendu publiques les études menées en interne, qui démontreraient, selon mes sources, que le "user-centric" favorise nettement les fonds de catalogue au détriment de la nouveauté.
Aller plus loin que le "user-centric"
J'évoque également, dans le livre blanc rédigé l'an dernier pour la GAM, d'autres alternatives à la répartition au pro-rata :
"Dans le modèle au pro-rata comme dans le modèle user-centric, la répartition des revenus de l'abonnement à des services de streaming musical se fait en fonction du nombre d'écoutes. Cette règle ne fait aucune différence de traitement entre entre une chanson de 3 ou 4 minutes et une œuvre symphonique de 20 minutes. Elle institue une discrimination à l'égard de genres comme le jazz ou le classique, dans lesquels les œuvres sont souvent d'une durée plus longue.
C'est ce qui a motivé le choix de la plateforme de streaming allemande Idagio, spécialisée dans les catalogues de musique classique, d'adopter un mode de répartition des revenus de l'abonnement à son service à la fois user-centric (les revenus de l'abonnement sont répartis aux enregistrements que l'abonné a écoutés), mais également à la seconde. Ce mode de répartition à la durée n'est pas une première. Il a notamment été adopté par la Sacem, avec quelques aménagements (comme les coefficients horaires, qui valorisent plus une diffusion en prime time qu'au milieu de la nuit), pour la répartition des droits d'auteurs issus des médias audiovisuels.
Si une répartition à la durée peut avoir du sens, appliquer des coefficients horaires, comme le fait la Sacem pour la répartition des droits audiovisuels, n'en aurait pas beaucoup en matière de streaming. D'autres coefficients pourraient cependant être pris en compte dans la répartition des revenus de l'abonnement, qui feraient par exemple la distinction entre nouveauté et fond de catalogue, ou entre production francophone et non francophone. L'application de différents coefficients dans la répartition des revenus de l'abonnement pourraient être aussi bien l'expression d'une volonté politique (par exemple, celle de supporter la prise de risque particulière inhérente au développement de nouveaux talents), que celle d'une volonté d'auto-régulation de la profession (qui viserait, par exemple, à maintenir l'incitation à produire de la nouveauté et de la diversité).
Dans ce registre, les technologies de blockchain peuvent être à l'avenir d'un grand secours, pour ce qui est d'automatiser l'application de différents modes et coefficients de répartition des revenus de l'abonnement à des services de streaming, en fonction des territoires ou des plateformes, ou pour ce qui serait d'intégrer la gestion collective d'une rémunération équitable des artistes par les plateformes de streaming, en sus des royalties qu'ils perçoivent de leur label, comme l'ont proposé l'Adami et la Spedidam. Je vous fais une petite piqure de rappel dans cinq ans ?