Pandora, pionnier américain de la radio interactive #2 - Un média massivement personnalisé
Dresser un génome de tout le patrimoine musical enregistré, à l’orée des années 2000, a permis à Pandora de lancer la toute première radio interactive sur Internet. Une saga 100 % américaine.
Premier épidose : L'invention du premier génome musical
Dès septembre 2000, Savage Beat Technologies commence à recruter une équipe de musiciens formés à l’analyse musicale – qui en comptera jusqu’à une cinquantaine – pour commencer à constituer sa base de données. Il doivent écouter les chansons une à une et, pour chacune d’elle, renseigner séparément les dizaines et dizaines de points de données qui vont permettre de dresser son génome musical. Pour une chanson pop ou rock de quatre minutes, l’opération peut prendre 20 à 30 minutes. Et une bonne heure pour une œuvre classique. À ce rythme, 10 000 chansons sont entrées dans la base tous les mois. Alimenter les cinq sous-génomes du Music Genome Project va nécessiter d’en analyser des centaines de milliers.
“Comme nous traitons tout à la main, nous ne pouvons pas avoir un catalogue aussi étendu que les autres services”, confie Tim Westergren. “Nous avons deux ou trois personnes qui passent en revue toutes les ressources musicales disponibles pour sélectionner de nouvelles musiques. À commencer bien sûr par les classements. Nous devons avoir en catalogue ce que les gens connaissent, parce que c’est souvent à partir de là qu’ils lancent une nouvelle radio. Nous épluchons également les tops de ventes par correspondance, celles des petits labels, les sites de chroniques, etc. Nous passons beaucoup de temps à essayer de dénicher des morceaux de musique qui ont trouvé un public, si petit soit-il. C’est très laborieux », explique-t-il.
Certains éléments codifiés dans le canevas fourni aux analystes musicaux sont purement techniques, comme les battements par minute, la présence d’octaves parallèles, ou celle d’accords plaqués. Mais l’analyse va au-delà de ces paramètres objectivement observables. Dans quelle mesure, sur une échelle de 1 à 5, la mélodie domine-t-elle la composition ? Jusqu’à quel point les paroles sont-elles joyeuses ? Quelles influences (country, disco, gospel, afro-cubaine, funk, celtique…) la musique reflète-t-elle ? Quelle est son instrumentation (bluegrass, électrique, acoustique…) ? Et sa charge émotionnelle ? Est-elle dansante, apaisante, angoissante, excitante ? Dans une gradation qui va du plus accessible à l’avant-garde, où se situe cet enregistrement particulier ?
Autant d’appréciations qui sont nettement subjectives. Il faut parfois recouper celles de plusieurs analystes pour parvenir à un consensus sur la codification. 10 % des chansons analysées le sont par plus d’un analyste. Tous les sous-génomes ne sont pas traités avec le même canevas. “La world music, par exemple, exige une plus large palette d’instruments que la musique pop. […] Nous adaptons le canevas pour être au plus près de ce que peuvent être les attentes [des auditeurs] dans un genre musical donné. Dans le génome du rap, par exemple, il y a plus de détails sur les paroles que dans celui de la pop, car le rap est beaucoup plus centré sur les paroles. Nous nous focalisons sur leurs schémas littéraires, sur leur formulation et leur restitution, les rimes, le rythme, le phrasé, ou sur le caractère plus ou moins blasphématoire des textes”, explique Tim Westergren.
Une tâche gigantesque
En matière de musique classique, l’analyse porte beaucoup plus sur l’œuvre elle-même et sur sa composition – ses constructions mélodiques, harmoniques, rythmiques et formelles -, quand pour la musique pop – ainsi que pour le jazz, le hip-hop, la musique électronique et les musiques du monde -, c’est l’enregistrement qui est au cœur de l’expérience musicale. “C’est particulièrement évident dans le jazz. De nombreuses chansons de jazz enregistrées sont devenues des standards parce que pratiquement tous les musiciens de jazz les connaissent. Ainsi, Bye, Bye Blackbird [composée en 1926 par Ray Henderson et Mort Dixon, et enregistrée pour la première fois par le Sam Lanin’s Dance Orchestra, ndlr] a été enregistrée par des centaines d’artistes de jazz. La composition originale n’a pas vraiment d’importance en soi : c’est la façon dont elle est interprétée par Miles Davis, Frank Sinatra ou Keith Jarrett qui compte”, explique Nolan Glasser.
“Presque toutes les chansons pop sont tonales, poursuit-il, avec une tonalité majeure ou mineure et une construction harmonique assez simple, par opposition aux grandes œuvres à mouvements multiples dans le classique. Il y a donc des conventions formelles qui sont utilisées par la majorité d’entre elles. Ce qui les différencie est plus subtile, et se situe surtout au niveau de l’enregistrement.” Dans le cas du classique, l’analyse porte plus sur les grands paramètres musicologiques, dont celui de la texture : la musique est-elle contrapuntique ou polyphonique, par opposition au caractère “homophonique” de la mélodie ou de l’accompagnement d’une chanson pop ; ou bien est-elle monophonique, comme dans le chant grégorien ? Les choses se complexifient encore plus lorsqu’il faut introduire de nouveaux genres musicaux non occidentaux dans le génome, comme la musique indienne, dont les caractéristiques différent totalement de celles de la musique occidentale.
La tâche à réaliser est gigantesque. Elle mobilise de nombreuses ressources humaines. Et la compagnie n’a pas encore vraiment trouvé de débouché commercial. Un an après sa première levée de fonds, Savage Beat technologies, dont le seul modèle économique repose jusque-là sur l’intégration de son outil de recommandation à des bornes d’écoute interactives dans des magasins de disques qui ferment les uns après les autres, se retrouve à cours de cash. Tim Westergren multiplie les pitchs de son projet auprès de dizaines d’investisseurs potentiels, mais il ne parvient pas à les convaincre. L’éclatement de la bulle Internet a refroidi leurs ardeurs. La situation est critique.
Le jeune entrepreneur va alors réaliser un véritable tour de force : convaincre la cinquantaine d’employés de la compagnie de continuer à travailler sans percevoir de salaire, jusqu’à une hypothétique future levée de fonds. Quelques années plus tard, à l’occasion de la conférence Hustle Con 2015 à San Francisco, il résumera ainsi le discours qu’il leur a tenu pour emporter leur consentement : “Nous savons tous ici que ce que nous avons créé est unique et résout un problème gigantesque. Quand nous utilisons cet outil, nous réalisons tous à quel point il est magique. Il finira par trouver un débouché, car tout le monde aime la musique. Lorsque ce sera le cas, c’est toute notre culture qui en sera bouleversée. Combien de fois dans votre vie aurez vous la chance de participer à une aventure de cet ordre ?”
Quatre levées de fonds en deux ans
En janvier 2004, Larry Marcus, directeur général de Walden Venture Capital, un fonds de capital-risque basé à San Francisco, réunit un tour de table pour refinancer la compagnie, à hauteur de 9,3 millions de dollars. Il y met une condition expresse : l’abandon par Savage Beat Technologies de son modèle de licence B2B, et le lancement, sous un autre nom, d’une offre grand public sur Internet, sous la forme d’un service de radio interactive que son génome musical va permettre de personnaliser pour chaque auditeur. Un nouveau P-DG est nommé à la place de Tim Westergren, qui préfère se consacrer à la stratégie et à l’évangélisation, en la personne de Joe Kennedy. Il faudra encore un an à l’entreprise, qui réalise une nouvelle levée de fonds de 7,7 millions de dollars au mois de décembre 2004, pour développer son application web. Le service est lancé officiellement en septembre 2005, sous le nom de Pandora Radio
“Dans la mythologie grecque antique, Pandore a reçu beaucoup de dons des dieux, y compris le don de la musique par Apollon. Elle était aussi très curieuse, comme nous le savons tous. Contrairement aux dieux de l’époque, nous célébrons cette vertu et nous nous sommes donné pour mission de récompenser ceux qui sont curieux de musique en leur offrant une expérience sans fin de découverte musicale”, indique sur son site la compagnie, qui est devenue Pandora Media. Le succès est immédiat. D’autant que le modèle de l’abonnement, d’abord privilégié, laisse la place à un accès gratuit financé par la publicité. “Les choses ont décollé comme une fusée. Nous avions plus de 10 000 personnes qui venaient s’inscrire chaque jour, alors que nous n’avions fait aucune publicité pour le service”, confiera plus tard Tim Westergren.
Au mois de novembre 2005, la compagnie parvient une nouvelle fois à se refinancer, à hauteur de 12 millions de dollars. En mai 2006, Pandora dénombre près de 2 millions d’utilisateurs enregistrés. Son génome musical contient alors 400 000 titres de 20 000 artistes contemporains ayant fait l’objet d’une analyse musicologique. Il ne couvre pas encore la musique latino ni la musique classique, pour lesquelles les analystes musicaux de Pandora développent encore des génomes spécialisés. Quelques mois plus tôt, un article sur le service a fait l’objet d’une accroche en une du Los Angeles Times. Au mois de juin 2006, le Wall Street Journal lui consacre une tribune, sous le titre “New Music To Your Ears” (« Nouvelle musique pour vos oreilles »).
Au mois de juillet, la compagnie, qui doit assumer des coûts de copyright relativement élevés, annonce une levée de fonds de plus de 25 millions de dollars. Au mois d’août 2006, Time Magazine classe le service dans les 50 sites web les plus cools de l’année ; le San Francisco Chronicle le désigne comme “le meilleur endroit où découvrir de nouvelles musiques”. Et au mois de novembre, Fortune Magazine qualifie à son tour Pandora Radio de “mécanisme le plus efficace pour découvrir de nouvelles musiques”.
Courant 2007, le service de radio interactive, qui recrute désormais plus de 30 000 nouveaux utilisateurs par jour, en compte 10 millions. Au cours de la même année, trois médias américains (Red Herring, PC World et CNET) lui décernent un “award”. Le constructeur Hewlett Packard intègre le service à ses nouvelles gammes d’ordinateurs portables et de bureau, et l’opérateur mobile AT&T l’intègre en standard à certaines de ses offres. L’inclusion de son application mobile dans le app store d’Apple, dès le lancement de ce dernier en juillet 2008, double immédiatement le taux de croissance de sa base installée, qui atteint 16 millions d’utilisateurs enregistrés au mois d’octobre 2008. Pandora recrute alors 85 000 nouveaux utilisateurs par jour. Mais la compagnie, qui reverse 70 % de ses revenus aux ayants droit de la musique qu’elle exploite, se trouve de nouveau dans une situation financière critique.
[A suivre]