Modèle du streaming musical, la pré-science avérée de Frank Zappa
Le prolifique compositeur et guitariste américain avait déjà eu la pré-science en 1989, avec 30 ans d'avance, d'un modèle de distribution de la musique par téléphone et sur abonnement.
Un memorial consacré à Frank Zappa à Vilnius, en Lituanie.
Dans les dernières pages d’une autobiographie co-écrite avec le journaliste américain Peter Occhiogrosso en 1989, sous le titre The Real Frank Zappa Book, le prolifique compositeur et guitariste américain des années soixante-dix Frank Zappa1, disparu prématurément en 1993 à l’âge de 52 ans, consigne sa vision d’un système de “merchandising des disques phonographiques” alternatif au système de distribution physique alors en place, qu’il qualifie de "procédé stupide consistant essentiellement à déplacer des morceaux de plastique enveloppés dans du carton d’un endroit à un autre”. “Leur processus de fabrication est compliqué et rudimentaire, ajoute t-il, [et] ces objets, en quantité, sont lourds et coûteux à expédier”.
Des contraintes physiques dommageables
Les disques en vinyl, support physique encore dominant à l’heure où Frank Zappa écrit ces lignes, sont des objets fragiles. Ils peuvent se déformer pendant le transport et être parfaitement illisibles à l’arrivée. Les nouvelles technologies du numérique pourraient résoudre ce problème, concède Zappa, “en fournissant au consommateur un son de meilleure qualité sous la forme de disques compacts [qui] sont plus petits, contiennent plus de musique et seraient sans doute moins coûteux à expédier”. Mais ils s’avèrent beaucoup plus chers à fabriquer et à acheter. Et pour les lire ou les copier, il faut mettre sa vieille chaîne hifi au rencart et se doter de coûteux nouveaux équipements.
Même avec l’introduction d’un nouveau format plus léger, résistant et pratique comme le CD, le système de distribution de musique de l’époque souffre selon lui de contraintes physiques fort dommageables, dont l’espace d’exposition réduit en magasin n’est pas le moindre. Il pousse les maisons de disques à faire porter l’essentiel de leurs efforts promotionnels sur les nouveautés. Et les retours d’invendus s’amoncellent. “Pensez à ce qui est gaspillé en termes de grandes références de fond de catalogue qui sont éliminées du marché en raison du manque d'espace dans les points de vente de détail”, regrette Zappa.
“Toutes les grandes maisons de disques ont des coffres pleins de droits exclusifs sur d'excellents enregistrements d'artistes majeurs dans de nombreuses catégories qui pourraient encore procurer du plaisir aux consommateurs de musique s'ils étaient mis à disposition sous une forme pratique”, poursuit-il. Et de s’insurger : “Les consommateurs de musique veulent consommer de la musique... pas spécifiquement son artefact en vinyl emballé dans du carton”. Et l’artiste de proposer une solution pour les satisfaire, dont il estime que les technologies nécessaires à sa mise en oeuvre sont déjà là.
Accéder aux fonds de catalogues par téléphone
“Notre proposition est de tirer parti des aspects positifs d'une tendance négative qui afflige l'industrie du disque aujourd'hui : celle du home taping [ou copie sur cassette magnétique, ndr] des disques sortis en vinyl”, commence t-il par exposer. “Pour commencer, fait-il remarquer, le home taping n’est pas motivé par la pingrerie du consommateur”. C’est bien le seul moyen, dans le contexte de l’époque, de se procurer des références qui ne sont plus distribuées dans les bacs de disques.
Au demeurant, et contrairement à l’idée reçue que la copie réalisée sur bande magnétique est dégradée, “si le consommateur enregistre une cassette domestique à partir d'un disque, cette copie aura probablement un meilleur son que la version commerciale dupliquée à grande vitesse”.
Dans le nouveau système de distribution dématérialisé qu’il imagine, et qui permettrait d’ouvrir l’accès aux fonds de catalogue au plus grand nombre, ce qui est une idée parfaitement saugrenue à l’époque, Frank Zappa propose “d’acquérir les droits de dupliquer le meilleur des références de qualité de toutes les maisons de disques qui sont devenues introuvables, de les stocker dans un lieu de traitement central, et de les rendre accessibles par téléphone ou par la télévision câblée, en connection directe avec les appareils d'enregistrement de l'utilisateur”.
“Toute la comptabilité pour les paiements de royalties, la facturation du consommateur, etc., serait automatique et intégrée dans le logiciel du système, poursuit-il. Le consommateur aurait le choix de s’abonner à une ou plusieurs offres spéciales en fonction de ses goûts, indique t-il, qui seraient facturées sur une base mensuelle, “sans considération de la quantité de musique que le consommateur a l’intention de copier”, insiste t-il.
Composer avec les limites techniques de l’époque
Sur le papier, il s’agit de téléchargement, et non pas encore de streaming. Dans sa tentaive d’élaborer un nouveau système de distribution dématérialisé de la musique, Frank Zappa doit composer avec les limites techniques de l’époque. Mais le principe d’un accès illimité aux catalogues facturé sur une base mensuelle forfaitaire est né dans son esprit. “Fournir autant de matière pour un coût réduit diminuerait le désir de la dupliquer et de la stocker, puisqu'elle serait disponible à tout moment de la journée et de la nuit, observe t-il. [… ] L'ensemble du service serait accessible par téléphone, même si la réception locale se fait par le câble de télévision”.
Frank Zappa imagine que deux options s’offriront au consommateur : un transfert numérique de bout en bout vers des enregistreurs numériques comme les DAT (Digital Audio Tape) de Sony, ou directement sur des cassettes analogiques, grâce à l'installation d'un convertisseur digital-analogique dans le téléphone lui-même. Les pochettes d’album, les paroles des chansons et les notes techniques pourront s’afficher sur l’écran de télévision cablée au moment de l’écoute.
“La plupart des dispositifs matériels nécessaires sont, au moment où vous lisez ces lignes, disponibles dans le commerce, et n'attendent que d'être branchés les uns aux autres afin de mettre fin à l'industrie du disque telle que nous la connaissons aujourd'hui”, conclut Frank Zappa, qui sous-estime certainement les obstacles techniques restant encore à franchir à la fin des années 1980. Son propos, pour fantaisiste qu’il ait pu paraître à l’époque, n’en était pas moins des plus visionnaires.
avec diffuser.fm, pdfdrive.com
Ecouter Frank Zappa :
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Du doo-wop au rock progressif, du classique (celui du XXième siècle, avec Varèse et Stravinsky) au jazz-rock et jusqu’à la musique contemporaine - dont il fut le premier à introduire le langage dans le rock, lui empruntant ses mesures irrégulières et ses polyrythmes -, Zappa a exploré et épuisé tous les genres, se payant même le luxe d’enregistrer deux disques avec le London Symphony Orchestra dans les années 80, et de voir trois de ses pièces musicales jouées par Pierre Boulez et l’Ensemble intercontemporain en 1984.