L'industrie musicale, bastion masculin pris d'assaut par les femmes
Partir à l'assaut d'un véritable bastion masculin, c'est l'objectif des nombreux programmes de mentorat à destination des femmes désireuses de faire carrière ou d'entreprendre dans la musique.
"Ces chiffres font froid dans le dos !”, réagit une excutive woman française de l’industrie musicale parvenue à briser le plafond de verre de la domination masculine du secteur au niveau international, après avoir pris connaissance d’un agrégat de statistiques qui traduisent cette cruelle réalité : l’industrie musicale, en France comme ailleurs, est un univers largement dominé par les hommes, sans partage ou presque.
Source : IRMA
Selon le Baromètre des métiers de la musique publié par l’IRMA en 2019, les femmes n’occupent que 23 % des emplois permanents dans les labels et maisons de disques en France, et 14 % des postes de direction. Elles sont plus présentes dans le spectacle vivant (38 % des emplois permanents) ou dans l’édition musicale (33 % des emplois), mais jamais majoritairement, et toujours dans des proportions inférieures aux postes de direction (24 % et 26 %, respectivement).
De l’exclusion à la marginalisation
La disparité entre hommes et femmes dans le secteur de la musique est telle que ces dernières peuvent parfois être totalement marginalisées, y compris dans le domaine des musiques subventionnées (opéra, musique classique..), où pourrait se manifester une certaine volonté politique.
Source : Ministère de la Culture
Sur 357 spectacles d’opéra programmés en France au cours de la saison 2018-2019, seuls 20 % ont été mis en scène par des femmes, rapporte l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes dans la culture et la communication. Encore représentent-elles près d’un quart (23 %) des metteurs en scène de la saison, et plus d’un tiers (36 %) des chorégraphes ; mais seulement 7 % des directeurs ou directrices musicales, et à peine 1 % (moins que les cinq doigts de la main) des compositeurs et compositrices dont les œuvres ont été jouées. Quant aux 20 % de spectacles d’opéras mis en scène par des femmes, ils n’ont donné lieu qu’à 15 % des représentations.
Selon un rapport de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques) titré Où sont les femmes ?, qui couvre la période de 2012 à 2017, elles représentent 52 % des étudiants dans le spectacle vivant, mais seulement 1 % des compositeurs, 4 % des chefs d’orchestre, 21 % des auteurs et 23 % des solistes.
Source : Ministère de la Culture
La même disparité règne en vitrine des musiques actuelles et de variétés. Selon l’Observatoire de l’égalité entre femmes et hommes, la part des femmes interprètes parmi les plus grands succès musicaux de l’année 2016 en France atteint 26 % dans le meilleur des cas (Top 50 des ventes physiques d’albums), et passe sous la barre des 20 % dans le streaming (Top 50 des flux).
Les femmes ne sont pas mieux représentées chez les auteurs, avec 20 % de femmes parmi les sociétaires des sociétés d’auteurs européennes, et seulement 17 % à la Sacem. En 2018, elles ont compté pour 21 % des nouveaux sociétaires de la Sacem : un léger progrès mais pas de quoi renverser la vapeur.
Une domination systémique
La situation n’est pas meilleure sur la scène internationale, où la domination des hommes s’avère tout aussi systémique. Aux Etats-Unis, à peine 9,8 % des nominés aux Grammy Awards sur la période de 2013 à 2018 étaient des femmes, rapporte une étude du think tank américain Annenberg Inclusion Initiative parue au mois de janvier 2020, sous le titre Inclusion in the recording studio ?.
Source : Annenberg Inclusion Initiative
Sur les 800 chansons les plus populaires des années 2012 à 2019 (le Hot 100 Chart de Billboard sur huit ans), les femmes ne représentent que 20 % à 25 % des artistes interprètes crédités chaque année, révèle l’étude, avec une pointe à 28 % en 2016, suivie d’une dépression aux environs de 17 % en 2017 et 2018. Sur toute la période de 2012 à 2019, et un total de 1624 artistes interprètes crédités, le ratio est de 3,6 hommes pour une femme.
Sous-représentées parmi les artistes-interprètes dans la musique populaire américaine (21,7 % d’interprètes féminines en moyenne sur huit ans dans le Hot 100), les femmes le sont encore plus parmi les auteurs-compositeurs (12,5 %), et s’avèrent plus que marginalisées dans le collège des producteurs (2,6 %).
Source : Annenberg Inclusion Initiative
La même disparité règne dans la rémunération des femmes et des hommes au sein de l’industrie musicale. Ainsi les femmes ne comptaient-elles que pour 27 % du quartile des employés les mieux payés chez Universal Music UK en avril 2018, rapporte le site d’information Music Business Worldwide ; que pour 30,2 % chez Warner Music UK ; et que pour 39,8 % chez Sony Music UK. Sur l’ensemble des effectifs, le taux horaire moyen de rémunération des femmes était inférieur de 29,1 % à celui des hommes chez Universal Music UK, de 38,7 % chez Warner Music UK, et de 20,9 % chez Sony Music UK.
Mentorat féminin
Face à un tel plafond de verre, les femmes se sont mobilisées ces dernières années, et engagées dans un long processus de siège du bastion masculin de l’industrie musicale, dont la conquête passe par un véritable travail de fond.
“On ne peut pas se contenter de décréter, de mettre en place des quotas, etc. […] Il faut travailler sur l’ensemble du phénomène, avec les structures de formation, dans les établissements scolaires - pour convaincre les filles qu’elles doivent se projeter sur certains métiers. Mais il faut aussi travailler avec les femmes qui sont déjà actives dans le secteur des musiques actuelles sur des logiques d’empowerement (capacitation, ndr), et mettre en place des dispositifs pour que les femmes s’entraident afin d’accéder à ces postes qui pour l’instant leur sont peu accessibles”, explique Flavie Van Colen, directrice adjointe de la SMAC Paloma à Nimes, et référente “Egalité / Diversité” à la Fedelima (Fédération des lieux de musiques actuelles).
Documentaire sur le programme de mentorat féminin Wah, mis en place par la Fedelima (Fédération des lieux de musiques actuelles), avec les témoignages des mentores et mentorées de l’édition 2019/2020.
Avec la Fedelima ou la Felin (Fédération nationale des labels indépendants), près d’une vingtaine d’organismes, d’organisations ou de structures françaises, dont le CNM (Centre national de la musique) et d’autres fédérations (d’éditeurs, de festivals…), ont rejoint le mouvement européen Keychange, initié par la PRS Foundation au Royaume Uni, et soutenu par le programme Creative Europe de l'UE, qui œuvre à une restructuration totale de l'industrie de la musique en vue d'atteindre une pleine égalité des sexes.
La stratégie est de miser sur la sororité entre femmes, sur leur capacité d’entraide et de transmission des savoirs et des expériences, à travers des programmes de mentorat féminin à destination de toutes celles qui sont désireuses de faire carrière ou d'entreprendre dans la musique, auxquels participent bénévolement des professionnelles aguerries du secteur.
Documentaire sur le programme de mentorat féminin MEWEM à destination des femmes entrepreneures dans la musique, initié par la Félin (Fédération nationale des labels indépendants).
De tels programmes de mentorat féminin fleurissent partout en Europe, à l’instar de MEWEM (Mentoring Program for Women Entrepreneurs in Music Industry), initié depuis la France par la Félin en partenariat avec six pays européens, qui s’adresse plus particulièrement aux femmes entrepreneures dans la musique, et s’apprête à lancer sa deuxième édition ; ou encore du programme Wah, mis en œuvre par la Fédélima, de soutien du parcours professionnel de femmes dans les musiques actuelles.
“On crée un binôme sur une période donnée, avec une femme qui a dix, vingt ou trente ans d’expérience dans l’industrie musicale et qui a envie de transmettre. La mentorée va bénéficier de ses conseils et surtout d’un transfert de savoir”, explique Céline Lepage, déléguée générale de la Félin en charge du programme MEWEM, et administratrice du label Born Bad Records. Un comité de pilotage organise des rencontres collectives mensuelles sur des thématiques diverses liées à l’entreprenariat dans la musique, qui permettent des moments d’échange et de réseautage conviviaux. Les rencontres individuelles sont gérées en autonomie par les binômes.
Table ronde autour des programmes de mentorat féminin en France (MEWEM, Wah, She Grows, All Access), animée par Emilie Gonneau (Change de disque), à revoir sur la page Facebook du mouvement européen Keychange.
Suite aux premières Assises des femmes de la musique et du spectacle, organisées en juin 2019 à l’initiative du Prodiss (Syndicat national du spectacle musical et des variétés), le SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique), qui n’a jamais été présidé par une femme ni n’a même jamais compté de femmes dans son bureau, a lancé son propre programme de mentorat, All Access, dont l’objectif est de “faire bouger les lignes en faveur des femmes en offrant aux salariées en début de carrière un accompagnement spécifique pour les aider dans leur évolution”.
Un signe que la question de la place des femmes dans l’industrie musicale commence à être prise au sérieux par les hommes. “Je constate que si les hommes sont ultra majoritaires dans un secteur, ils ne se rendent même pas compte des dérives et les comportements sexistes sont banalisés. Il nous faut donc entreprendre un travail de réconciliation”, confiait lors des Assises de juin 2019 Anaïs Ledoux, co-fondatrice du label CryBaby, et l’une des initiatrices du collectif F. E. M.M. (Femmes Engagées des Métiers de la Musique), dont le manifeste contre le sexisme dans la musique, publié quelques mois auparavant, a été signé par plus de 1200 artistes professionnelles, musiciennes, techniciennes, productrices, éditrices, compositrices, manageuses, attachées de presse, juristes et autres “femmes des métiers de la musique”
“Nous connaissons le fonctionnement – ou plutôt le dysfonctionnement – du secteur : les disparités salariales, l’invisibilité des femmes aux postes à responsabilité, les préjugés et les non-dits qui bloquent le développement et les carrières de professionnelles pourtant compétentes et investies. Le temps est venu pour le monde de la musique de faire sa révolution égalitaire”, déclarent en cœur les signataires. Une nouvelle partition est en train de s’écrire.