Les entretiens de @music_zone #2 : Pascal Bittard, fondateur d'Idol
Discussion au long cours avec Pascal Bittard, fondateur d'Idol, pionnier de la distribution indépendante sur Internet : une pépite B2B française de la musique en ligne, présente à l'international.
Regarder l’entretien (enregistré le 9 avril 2021) dans son intégralité.
Sujets abordés : les débuts d'Idol en 2006 ; le choix de l'indépendance artistique, technologique et financière ; le rôle de Merlin dans le deal avec Spotify et ses retombées ; les rapports avec Youtube et le développement d'une expertise spécifique ; l'arrivée et le développement du streaming ; le développement d'Idol à l'international ; le potentiel des marchés émergents ; Pan African Music et Getup, les deux projets média d'Idol ; les perspectives de développement d'Idol aujourd'hui ; le métier de prestataire technique d'Idol ; les projets d'Idol dans les NFT (Non Fongible Token) ; l'impact de la crise sanitaire ; le positionnement d'Idol par rapport au développement du live streaming ; la question du mode de répartition du streaming (pro-rata vs. user-centric) ; Projections sur l'année 2021.
Retrouvez le timecode des chapîtres sur la page Youtube de l’interview.
Pascal Bittard est de fondateur de la société Idol (acronyme de Independent Distribution On Line), qu’il a créé en 2006, après avoir travaillé une dizaine d’années dans l’industrie du disque (chez Sony Music et V2), plus particulièrement dans la distribution de labels indépendants. L’industrie musicale est alors en pleine crise, avec des ventes de CD qui accusent des baisses à deux chiffres tous les ans. Et le développement du marché de la musique en ligne, qui la sauvera du désastre dix ans plus tard, est encore embryonnaire.
Motivé par son désir d’entreprendre, Pascal Bittard décide de devenir “agrégateur numérique” : du nom donné aux distributeurs numériques de catalogues de musique qui émergent alors avec le développement des premières offres de téléchargement sur Internet ; comme Believe en France, né un an plus tôt, ou The Orchard et IODA aux Etats-Unis. Ces agrégateurs jouent un rôle d’intermédiaire entre les labels indépendants (dont ils agrègent les catalogues numérisés) et les plateformes de musique en ligne (auxquelles ils délivrent ces catalogues avec les licences adéquates).
“Je me suis dit que ce métier correspondait exactement aux compétences que j’avais développées depuis dix ans, confie t-il. Je connaissais très bien la relation distributeur-distribué de par mes précédents métiers, et je faisais parti de ceux qui avaient déjà mis un pied dans le numérique, puisque je m’occupais chez V2 de la relation avec iTunes, Virginmega, Starzik, Fnac Music… des sonneries téléphoniques aussi, et de la relation avec les telcos. Le côté pionnier et défricheur m’intéressait, sans savoir ce qu’allait donner ce business - ni même si le métier d’agrégateur était légitime.”
Farouchement indépendant
La signature d’un contrat de distribution avec le label indépendant Atmosphériques de Marc Thonon (Louise Attaque, Abd Al Malik) va commencer à assoir sa crédibilité. Francis Dreyfus (producteur de Jean-Michel Jarre et de Christophe), Kitsuné (label franco-japonais de musique électronique), et à leur suite des grands noms de la production indépendante français et étrangers comme Because, Wagram, ou encore Domino, vont peu à peu accorder leur confiance à Idol, dont le portefeuille s’étend à plusieurs centaines de labels indépendants aujourd’hui, parmi lesquels de prestigieux catalogues et fonds de catalogue.
Dès le départ, Idol a fait le choix de l’indépendance. Contrairement à la plupart des start-up d’Internet, son fondateur n’a pas cherché à lever des fonds auprès d’investisseurs en capital-risque pour financer son développement, et s’offrira même le luxe de les remercier poliment, lorsqu’ils pointeront leur nez au bout de quelques temps. Pendant quinze ans, la société s’est développée sur fonds propres. “J’ai toujours réussi, jusqu’à aujourd’hui, à continuer [ainsi], en conservant une très bonne santé financière”, explique Pascal Bittard.
Cette esprit d’indépendance d’Idol, il s’est aussi manifesté sur le plan artistique. La compagnie s’est toujours montrée très sélective dans le choix des labels et des catalogues distribués, privilégiant la qualité plutôt que la quantité, le long terme plutôt que le court terme, et la performance plutôt que le profit. “J’avais envie de signer de beaux labels, […] des labels qui avaient une certaine esthétique, une certaine crédibilité, un certain professionnalisme aussi, explique Pascal Bittard. On avait envie d’avoir un beau ‘roster’. […] Et je voulais leur proposer un service haut de gamme, une grande disponibilité, une vraie qualité de service.”
Brique technique
L’ambition de Pascal Bittard n’est pas d’être le premier en France ou dans le monde. “Par contre, je veux qu’on soit dans les meilleurs, souligne t-il, en terme de qualité de service comme de roster de labels distribués”. Etre sélectif dans son sourcing n’a pas empéché Idol de signer de gros contrats : “Notre sélectivité est sur le nombre de deals qu’on va signer. Effectivement, on ne signe pas n’importe quoi. On choisit, en fonction de pleins de critères qui nous sont propres. On s’autorise à être subjectifs. Mais dans ce qu’on choisit, il peut y avoir de gros catalogues, avec de gros back catalogues derrière.”
Le troisième pilier de l’indépendance d’Idol est technologique. Sous l’égide de son directeur technique Jean-Philippe Lecaille, associé de Pascal Bittard, la compagnie a développé elle-même les applications de front office et de back office qui se sont vite révélées nécessaires pour gérer la relation avec les labels et avec les plateformes1. Un effort de R&D dans lequel elle a excellé et qui se révèle payant. Idol fournit désormais sa technologie maison, baptisée Labelcamp, à d’autres agrégateurs comme le distributeur Do It Yourself anglais Ditto Music. Un business de prestataire technique en mode SaaS qui vient s’ajouter à celui de distributeur.
“Il y a très peu d’acteurs qui disposent de cette technologie dans le monde, explique Pascal Bittard. […] On licencie notre infrastructure technique à des confrères distributeurs. On est prestataire technique de PIAS, qui est un très gros indépendant en terme de digital aujourd’hui ; de Because et Wagram en France ; de Compact en Allemagne ; de Concorde aux Etats-Unis… Ce sont des labels plutôt que des distributeurs. Mais on peut dire, comme pour Because ou Wagram, que ce sont des distributeurs digitaux, puisqu’ils sont en direct avec les plateformes. Ils sont autonomes sur tous les plans. Par contre il leur manque une brique technique que nous leur fournissons.”
Nativement international
L’activité d’Idol s’est avérée dès le départ très internationale. “En général nous signons des contrats pour le monde, quasiment aucun contrat pour la France, contrairement à nos confrères distributeurs traditionnels, comme les majors ou de gros indépendants. Quand ce ne sont pas des contrats pour le monde, ce sont des contrats pour l’Europe, voire des contrats pour le monde moins la France”, explique son fondateur. Basée à Paris, la compagnie a très vite ouvert des bureaux dans quatre autres pays : à Londres (Royaume Uni) et New York (Etats-Unis) ; puis Johannesbourg (Afrique du Sud), et enfin Berlin (Allemagne). Une soixantaine de personnes ont été recrutées au fil du temps.
Dès le début de son activité, avant même d’être présente à l’étranger, la jeune PME française de la musique en ligne réalisait 70 % de son chiffre d’affaires à l’étranger. “Nous sommes majoritairement exportateurs dans l’exploitation de nos catalogues. La plupart de nos clients sont des multinationales. Quand on signe avec Apple, Amazon, Youtube ou Spotify, on se retrouve disponibles dans le monde entier, ce qui n’est pas le cas pour un distributeur physique traditionnel dont le marché reste extrêmement local”, explique Pascal Bittard. “Même si les premiers labels signés étaient français, on avait beaucoup de styles musicaux qui s’exportaient bien : du jazz, de l’électro, du classique… avec des labels comme Kutsiné qui vendaient beaucoup plus à l’international qu’en France.”
Idol a très tôt eu la volonté de signer de beaux labels ailleurs qu’en France, qu’ils soient anglais, américains ou africains. Et de les accompagner à l’export : “Quand ces labels veulent développer un de leurs artistes dans un pays où nous sommes présents, qu’ils vont monter une tournée et ont la volonté d’investir, nous allons les aider à trouver la bonne agence de presse, un chef de produit freelance, à organiser leur campagne, à faire du web marketing, etc. [...] Au delà de la distribution digitale, il s’agit plus pour nous de faire de l’accompagnement au développement international.”
Distribution augmentée
En l’espace de quinze ans, le métier d’Idol a bien changé. De simples distributeurs, les agrégateurs numériques sont devenus de véritables sociétés de services aux labels et aux artistes. Ils ont développé toutes sortes d’expertises qui vont très au-delà d’une simple mise à disposition des catalogues. Celle développée par Idol dans l’optimisation de leur exploitation sur Youtube, notamment, est très prisée et lui permet de se différencier.
“On a très vite compris la valeur qu’on pouvait tirer de Youtube, raconte Pascal Bittard. Youtube a toujours été très critiqué dans l’industrie du disque, à juste titre d’une certaine manière, parce que la publicité ne rapporte pas assez et qu’au final, elle ne rétribue pas bien la musique. Quelles qu’en soient les raisons, c’est vrai. Mais à partir du moment où ça existe, où c’est légal, et où la musique est disponible sur ces plateformes, on s’est dit que notre devoir était de l’optimiser pour nos labels, et de leur ramener le maximum de revenus.”
Idol crée très vite un département dédié, qui va se spécialiser dans la gestion de chaînes Youtube, le Content ID (reconnaissance automatique des titres dans les vidéos d’utilisateurs), le développement d’audience ou le community management, et se charger d’optimiser la monétisation du catalogue des labels distribués. “Il se trouve que nous avions de gros catalogues de musiques noires ou africaines et de musiques du Maghreb. Ces musiques sont écoutées soit par les africains ou les maghrebins dans leurs pays, soit par les diasporas de ces pays, en France, en Angleterre et aux Etats-Unis principalement. Et elles sont écoutées à 90 % sur Youtube”, confie Pascal Bittard. Chez Idol, Youtube pèse 60 % des revenus de ces catalogues. Et comme ils représentent de gros volumes, il ne s’agit pas de petites sommes.
Phase d’accélération
La compagnie a fait de l’optimisation de leur monétisation une de ses spécialités reconnues, au point qu’elle est sollicitée aujourd’hui pour délivrer ce service à la carte. Sur les douze derniers mois, elle a signé trois deal uniquement pour Youtube. “On a signé le label Sun Records aux Etats-Unis, le premier label d’Elvis Presley et Johnny Cah, qui n’est pas en distribution chez nous, mais qui a fait appel à nous pour gérer leur chaîne Youtube”, confie Pascal Bittard. La chaîne Youtube Booska-P, dédiée au rap (1,7 M d’abonnés), ou encore la chaîne musicale française La Blogothèque (environ 600 K abonnés), ont aussi fait appel à l’expertise d’Idol.
Même si la question s’est souvent posée pour Idol de se diversifier, comme d’autres agrégateurs l’ont fait, notamment dans la production, Pascal Bittard n’a pas voulu se disperser : “Pourquoi Idol n’a pas monté un label ? Pourquoi Idol n’a pas des éditions ? Pourquoi Idol n’a pas un “tour” ? C’est vrai qu’on aurait pu le faire, et devenir une petite maison de disques à 360° de dimension internationale. […] Mais je trouve qu’il y a d’énormes perspectives dans notre métier, que l’histoire va plutôt dans notre sens, avec des artistes qui deviennent de plus en plus indépendants, et de plus en plus d’artistes-entrepreneurs en face de nous. On est de plus en plus une société de services aux labels et aux artistes”.
La PME française veut rester concentrée sur son coeur de métier. Elle a suffisament étoffé sa palette de services - non seulement de distribution, mais aussi de marketing des ventes, de gestion des droits, et d’optimisation de la monétisation - pour se permettre de proposer des prestations sur-mesure aux labels, et de s’adapter à leurs besoins. Son principal levier de développement, aujourd’hui, se situe à l’international, via notamment le sourcing de nouveaux labels étrangers. “Nous commençons à avoir un solide roster en Angleterre, avec une marge de progression qui est encore plus importante qu’en France. Nous sommes dans une phase d’accélération”, confie Pascal Bittard. Les labels anglais pèsent déjà 20 % de son chiffre d’affaires.
Marchés émergents
L’autre facteur d’accélération du développement d’Idol à l’international, ce sont les nombreux nouveaux marchés de la musique que le streaming a permis de faire émerger : en Asie, en Afrique ou en Amérique Latine. “Ce sont des nouveaux débouchés extrêmement importants pour nous et pour nos labels, qui sont très demandeurs là-dessus”, reconnaît Pascal Bittard, même s’il préfère contenir leur enthousiasme : “On ne vend pas de la musique dans les pays émergents par hasard, parce qu’on l’a décidé, ou qu’on a demandé à son distributeur de faire un gros chiffre en Chine. On y vend de la musique parce qu’on y fait la promotion de cette musique”.
Certains catalogues de musiques électroniques très exportables parviennent à développer une audience un peu partout dans le monde à force de web marketing, reconnaît-il, sans mettre les pieds dans le pays : “C’est quelque chose qu’on surveille de très près, […] mais ce n’est pas parce que nous sommes ouverts partout en Chine et en Inde que nos labels vont y faire de gros chiffres, parce que pour 95 % d’entre eux, ils sont totalement inconnus dans ces pays.” Et Idol n’y dispose pas d’équipes sur place, au contraire des grands agrégateurs, pour les accompagner dans leur démarche.
“Nous avons un parti pris différent de celui des gros agrégateurs, qui ont de très gros moyens et vont aller s’implanter dans ces pays. A notre niveau, je ne nous vois pas monter une filiale en Inde, par exemple, même s’il y a un marché monstrueux. D’un point de vue businesss, il faut y aller, signer de gros labels là-bas comme le fait Believe avec beaucoup de succès. Mais nous ne sommes que 60 personnes, et 100 % de nos équipes ne connaissent rien à la musique indienne. Il faut être beaucoup plus gros qu’Idol, être Believe ou The Orchard, monter une équipe de 30 personnes sur place, investir, racheter des boîtes, etc.”, explique Pascal Bittard.
Idol préfère investir aux Etats-Unis, “même si c’est le marché le plus difficile au monde” : pour y sourcer de nouveaux labels américains, dont ses équipes connaissent bien la musique ; et y développer des labels français, anglais ou allemands de son portefeuille, dont les artistes ont beaucoup plus de chance d’y rencontrer un public qu’en Inde.
Ressorts de la crise
La crise sanitaire n’a pas véritablement impacté le business d’Idol. Le “recording”, de manière générale, s’en sort beaucoup mieux que le “live”. La musique enregistrée mieux que le spectacle vivant. Et le numérique mieux que les ventes physiques.
“Même si on propose de la distribution physique, on est essentiellemet digital, et on s’estime très chanceux par rapport à un distributeur traditionnel ou un tourneur, indique Pascal Bittard. […] Le marché digital n’a pas été touché. En France, le marché global est resté ‘flat‘. Mais c’est + 20 % pour le streaming et - 20 % pour le physique. Je pense que la pandémie va accélérer la transition vers le numérique, même si le physique résiste encore de manière extraordinaire. Il se trouve que nous sommes du bon côté. Non seulement notre marché n’a pas été touché, mais il poursuit sa croissance.”
Il ne minimise pas la crise. “Beaucoup d’artistes qui vivent essentiellement du live vont peut-être devoir changer de métier, observe t-il. La filière musicale est très aidée en France. Et c’est très bien comme ça. […] Mais c’est une catastrophe industrielle ; avec des aides qui sont moins importantes dans d’autres pays, ce qui aura forcément un impact”. Les perspectives de 2021 n’en restent pas moins très bonnes pour Idol. “Nous sommes beaucoup plus sollicités qu’avant et travaillons avec des artistes de plus en plus intéressants. Nous voulons le gérer en gardant nos valeurs, notre philosophie, notre sélectivité et notre qualité de service. […] Nous sommes dans une phase d’accélération de notre développement. C’est une très bonne période pour Idol.”
En front office, l’interface de Labelcamp permet aux labels d’envoyer leurs singles, EPs, albums ou vidéos et leurs métadonnées dans la base de données d’Idol ; de suivre leurs streams, vues et entrées en playlists sur la plupart des plateformes ; de visualiser avec précision la démographie de leur audience ; d’accéder à leurs reportings financiers ; de préparer et faciliter le calcul de leurs royautés, etc.