Deezer enlève le haut avant son IPO
Même si elles ne contiennent aucune révélation fracassante, les informations financières publiées par Deezer en amont de son introduction en bourse apportent un éclairage inédit sur son modèle d'affaires, la population de ses abonnés, et la nature des accords conclus avec les majors de la musique.
Le chiffre d'affaires de Deezer
Entre 2012 et 2014, le chiffre d'affaires de Deezer a progressé de 123 %, pour atteindre 142 M€
La France a pesé plus de la moitié de ce chiffre d'affaires (74 M€), devant le reste de l'Europe (40 M€) et l'Amérique latine (21 M€). La France a représenté 52 % des revenus de Deezer en 2014, contre 29 % pour le reste de l'Europe, et 15 % pour l'Amérique latine.
Le chiffre d'affaires de Deezer est toujours en nette croissance au premier semestre 2015, au niveau mondial (+ 41 % sur un an), en France (+ 21 %), dans le reste de l'Europe (+ 75 %), et en Amérique latine (+ 62 %).
Les Etats-Unis ont pesé moins de 2 % des revenus de Deezer au premier semestre 2015 (0,2 % en 2014) avec 68 000 abonnés.
Le chiffre d'affaires de Deezer est en baisse sur la période dans le reste du monde (- 31 %), qui ne pèse que 3,5 % de ses revenus.
Commentaire :
Tous les indicateurs de l'évolution du chiffres d'affaires de Deezer sont au beau fixe, avec une très forte progression en Europe (hors France) et en Amérique latine.
La baisse des revenus dans le reste du monde est surtout imputable à une division par quatre du nombre de bundles inactifs rémunérés, elle-même liée au choix de Deezer de privilégier désormais une politique de « soft bundle » (l'abonné peut choisir ou non Deezer parmi une sélection de services offerts) par rapport aux formules de « hard bundle » (l'acheteur du bundle est abonné par défaut à Deezer même s'il reste inactif).
Cette politique vise à mettre progressivement fin à la profusion de bundles inactifs rémunérés dans le bilan de Deezer.
Ce sont les bundles (proposés par des opérateurs de téléphonie ou des équipementiers) qui ont constitué la principale source de revenus de Deezer en 2014 (70 M€), devant les abonnements directs (65 M€) et la publicité (5 M€).
Le poids des bundles dans le CA de Deezer s'amoindrit cependant d'année en année. Il est passé de 66 % en 2012 à 49 % en 2014.
Au premier semestre 2015. Les bundles n'ont représenté que 42 % des revenus de Deezer, contre 50 % pour les abonnements directs.
La progression des abonnements directs (+ 59 % en valeur, + 87 % en volume) est supérieure à celle des bundles sur la période (+ 17 % en valeur, + 15 % en volume).
Cette forte progression de l'abonnement direct chez Deezer est directement liée à la politique de conversion des bundles actifs d'Orange en abonnés directs en France, via une offre à 1€ par mois pendant 6 mois.
Les revenus publicitaires de Deezer sont repartis nettement à la hausse au premier semestre 2015 (+ 53 %).
Commentaire :
L'abonnement direct progresse fortement sur le principal marché de Deezer qu'est la France. C'est le plus rémunérateur, pour Deezer comme pour les ayant droit. Et un segment de marché dont le développement est devenu prioritaire pour Deezer.
La conversion des bundles Deezer-Orange en abonnements directs – poussée par une offre promotionnelle alléchante - semble avoir bien fonctionné.
L'abonnement direct semble avoir vocation a devenir dominant sur les marchés matures, quand le bundle sert de cheval de Troie pour évangéliser les marchés émergents, ou des publics encore peu familiarisés avec le streaming.
Deezer a enregistré une perte nette de 27 millions d'euros en 2014, contre 22 M€ en 2013 et 29 M€ en 2012.
Les performances de la France (avec un EBITDA de plus de 7 M€) ne compensent pas les pertes opérationnelles réalisées dans les autres territoires.
Deezer a réalisé en 2014 une perte avant impôts, taxes , dépréciations et amortissements de 7 M€ aux Etats-Unis, pour prix de son entrée sur le marché américain.
Commentaire :
Avec 78 millions d'euros de pertes nettes cumulées en trois ans, Deezer est encore loin du seuil de rentabilité.
Les pertes opérationnelles enregistrées à l'international représentent l'essentiel des pertes nettes de Deezer en 2014. C'est le prix à payer pour être présent dans plus de 180 pays et atteindre une taille critique.
Au premier semestre 2015, Deezer a cependant réduit ses pertes nettes à près de 9 M€ (10 % du CA), contre 13 M€ (20 % du CA) un an plus tôt sur la même période.
Les droits musicaux constituent l'essentiel des coûts de Deezer : 82 % de ses revenus au niveau mondial en 2014, 77 % en France, 88 % dans le reste de l'Europe, 78 % en Amérique latine.
La part des revenus de Deezer engloutie par les droits musicaux régresse cependant d'année en année.
Au premier semestre 2015, les avances sur minimums garantis devraient être couvertes par les usages réels, estime Deezer, sans surplus à verser. Le seul surplus de 500 K€ inscrit au bilan de la période ne concerne que le marché allemand.
L'EBITDA de la France pourrait atteindre 12 M€ sur l'ensemble de l'année 2015 (contre 7 M€ en 2014). Une performance directement liée à la forte progression des abonnements directs.
Les pertes opérationnelles des marchés émergents (Amérique latine et reste du monde) s'inscrivent à la baisse au premier semestre. Avant allocation d'une part des dépenses faites au niveau du groupe, l'Amérique latine et le reste du monde sont presque à l'équilibre.
L'Amérique latine a presque multiplié par trois le nombre de ses abonnés directs et de bundles actifs en 2014. Cette progression est de 46 % sur un an au premier semestre 2015.
Les dépenses au niveau du groupe, essentiellement liées à l'expantion internationale de Deezer, ont augmenté de 22 % en 2014, mais leur part des revenus n'est plus que de 16,5 %, contre près de 21 % en 2013.
Les abonnés de Deezer
Sur les 6,9 millions d'abonnés revendiqués par Deezer fin 2014 dans le monde, on dénombre 1,3 million d'abonnés directs (19 %). Le reste (5,6 millions) est constitué de bundles, actifs ou non.
Parmi les bénéficiaires d'un bundle, ils étaient 1,6 million en moyenne à être actifs dans le mois en 2014, contre 4 millions à rester inactifs.
Deezer dénombre 1 million de bundles inactifs qui sont rémunérés du fait des accords de distribution passés avec les opérateurs ou les équipementiers (les bundles inactifs ne génèrent plus de revenus en France, ni aux Etats-Unis).
Sur 6,9 millions d'abonnés à Deezer (directs ou via un bundle, actif ou inactif), ils ne sont au total que 3,9 millions à générer des revenus (56 %), dont 1 million de bundles inactifs, 1,6 million de bundles actifs, et 1,3 million d'abonnés directs.
Ils n'étaient que 39 % des abonnés de Deezer à générer des revenus en 2012, et 52 % en 2013. Au premier semestre 2015, ce taux a atteint 60 %.
Cette évoplution est directement liée à la progression soutenue du nombre d'abonnés directs.
3 millions de bundles inactifs, soit 43 % des « abonnés » à Deezer, ne génèrent aucun revenu.
Le revenu mensuel moyen par abonné (ARPU) de Deezer est de 5,4 € pour les abonnés directs, et de 4 € pour les bundles actifs.
Cet ARPU est affecté par la variabilité des tarifications appliquées par Deezer sur les différents territoires.
En France, Deezer revendique 1,6 million d'abonnés (directs et bundles actifs) à fin juin 2015, contre 1,2 million dans le reste de l'Europe (dont 500 000 bundles inactifs rémunérés) et 880 000 en Amérique latine (dont 253 000 bundles inactifs rémunérés).
Commentaire :
Les bundles Deezer-Orange non actifs comptabilisés comme abonnés de Deezer ont fait couler beaucoup d'encre. Comptabiliser des abonnés qui n'utilisent pas le service, même si ces bundles non actifs étaient rémunérés par Orange, n'était pas très satisfaisant intellectuellement.
Ni sur le plan des affaires, puisque cela revenait à faire subventionner le service par les partenaires distributeurs de Deezer sans réel retour sur investissement, ne serait-ce qu'en terme de recrutement de nouveaux clients pour Orange. « Les gens ne s'abonnent pas à un forfait mobile parce qu'il y a Deezer dedans », confiait il y a peu Laurence le Ny, directrice de la musique chez Orange.
Deezer a donc entrepris de purger son bilan de tous ces « bundles inactifs rémunérés » qui sont l'avatar des formules de « hard-bundle » (même s'il n'est pas activé, l'abonnement est rétribué par le distributeur). Il en restait encore 1 million fin 2014 dans les livres de comptes de Deezer, essentiellement en Europe et en Amérique latine. Dans le reste du monde, le nombre de bundles inactifs rémunérés a été divisé par trois en 2014. Au premier semestre 2015, il a fondu de plus de 20 % au niveau mondial, et n'était plus que de 750 000 à fin juin 2015.
Il ne reste plus aucun bundle inactif rémunéré dans le bilan de Deezer en France. Le nouvel accord conclu avec Orange (comme celui conclu avec Sonos aux Etats-Unis et avec de nombreux opérateurs et équipementiers dans le monde désormais) repose sur le principe du « soft-bundle » (Deezer est proposé parmi un bouquet de services inclus dans le bundle, dont on doit choisir de profiter pour que l'abonnement soit payé par le distributeur).
Hors bundles inactifs (4 millions au total, dont 3 millions ne donnent pas lieu à rémunération), Deezer compte en réalité moins de 3 millions d'abonnés. Leur nombre a augmenté de près de 40 % en 2014, mais cette hausse n'est que de 6 % sur an au premier semestre 2015.
Les royalties reversées par Deezer
En 2014, Deezer a reversé 112,5 millions d'euros aux ayant droit de la musique, soit près de 80 % de son chiffre d'affaires.
Cette proportion était de 89 % du CA en 2012, et de 94 % en 2013. Elle varie en fonction du montant des avances versées par Deezer au majors sur la base de minimums garantis, qui ne sont pas toujours recoupés par l'utilisation réelle des catalogues en fin de période.
Le partage des revenus avec les maisons de disques se fait généralement sur la base de leur part de marché en nombre d'écoutes, multipliée par la part du chiffre d'affaires global de l'abonnement qui revient aux producteurs.
Les trois majors du disque (Universal Music, Sony Music et Warner Music), qui représentent environ 13 % du catalogue de Deezer, pèsent 67 % des écoutes. Ainsi en 2014, sur un revenu en provenance de l'abonnement de l'ordre de 115 M€ pour la part producteurs, Deezer en a reversé au moins 67 % aux majors, soit 77 M€.
Un autre collège d'ayant droit est celui des auteurs-compositeurs et éditeurs de musique, qui sont représentés par des sociétés de gestion collective comme la SACEM. En règle générale, ils perçoivent 15 % à 20 % des royalies payées par Deezer.
Le partage des revenus entre auteurs-compositeurs et éditeurs de musique se fait également au pro-rata de leur part de marché en terme d'écoutes.
A priori, le collège des auteurs-compositeurs et éditeurs ne perçoit pas d'avances, mais il peut bénéficier de minimums garantis.
Dans le cas des revenus publicitaires, la répartition se fait au pro-rata pour l'ensemble des ayant droit, avec « dans certains cas » des minimums garantis par écoute.
Commentaires :
C'est peu mis en avant dans le document de Deezer, mais si la part de marché des majors est de 67 % en nombre d'écoutes, alors celle des labels indépendants est de 33 %, ce qui est nettement supérieur à leur PDM habituelle. Reste à savoir si cela se vérifiie en terme de rémunération.
La proportion des revenus de Deezer consacrée au paiement des droits musicaux est très élevée (80 % en 2014), mais elle se réduit d'année en année.
15 % à 20 % de droits reversés au collège des auteurs-compositeurs et éditeurs de musique, l'information est inédite
Les minimums garantis versés aux majors
En général, les contrats de Deezer avec les majors prévoient des minimums garantis, qui sont versés sous forme d'avance en début de période et de complément en fin de période, si le montant des royalties dûes au titre de l'exploitation réelle des catalogues leur est inférieur.
En 2012, Deezer a accepté de payer aux majors des minimums garantis excédant nettement le montant de royalties estimé pour la période, en contrepartie d'une extension de ses licences à l'international.
Le montant non recoupé de ces avances (le breakage, dans le jargon professionnel) a été de plus de 20 millions d'euros sur la période 2012 – 2024 (5,4 M€ en 2012 ; 13,2 M€ en 2013 ; 2 M€ en 2014). Il a impacté directement la marge brute de Deezer.
En 2014, la marge brute de Deezer a été de 15,6 % de son chiffre d'affaires, contre 2,4 % en 2013, et 8,7 % en 2012.
Hors avances non recoupées, la marge brute de Deezer aurait été de l'ordre de 16 % à 18 % sur ces trois années.
Sachant que ces surplus d'avances restent dans les caisses des maisons de disques et ne sont liées à aucune exploitation spécifique des catalogues, la question se pose de savoir si ils sont répartis aux artistes et aux labels distribués, et selon quelles modalités.
Commentaire :
C'est donc sur la base de minimums garantis que Deezer verse des avances aux majors, en corrélation avec son estimation de ce que sera l'usage réel des catalogues sur la période couverte.
Si les royalties dûes au titre de l'exploitation réelle des catalogues n'atteignent pas le montant des minimums garantis, Deezer verse le complément aux majors en fin de période.
Ces surplus d'avances (« breakage »), qui ont dépassé 20 M€ sur la période 2012 – 2014, n'étaient plus que de 2 M€ en 2014, contre 13,2 M€ en 2013 (pour prix de l'extension des accords internationaux de Deezer, notamment au territoire des Etats-Unis). Ils ne devraient pas dépasser 1 M€ en 2015.
Les surplus d'avances sont le prix du ticket d'entrée à payer aux majors pour pénétrer de nouveaux marchés
Comme cela s'est produit en France, les minimums garantis tendent, avec le temps, à être recoupés par les royalties dûes au titre de l'exploitatiion réelle des catalogues. En 2015, Deezer semble être parvenu à maîtriser ce coût à l'échelle internationale (0,5 M€ de surplus d'avance à verser au premier semestre).
Il est un autre type de « breakage » passé totalement sous silence dans les documents de Deezer, imputable au choix d'une répartition au pro-rata des écoutes. Cette dernière implique en effet que les revenus d'un abonnement qui n'a pas été actif dans le mois soient inclus dans l'assiette de répartition.
Dans le cas d'une répartition par abonné (« user-centric »), ces revenus seraient irrépartissables sur la base d'une exploitation réelle, et viendraient alimenter la marge brute de Deezer. Il en irait de même des bundles inactifs rémunérés.
La participation des majors dans le capital de Deezer
Dans le cadre des accords conclus avec Deezer, les majors du disque se sont vues accorder une participation dans le capital de la compagnie, sous la forme d'options (« warrants ») qui pourront être exercées lors de son introduction en bourse (IPO).
A ce jour, les quatre majors de l'époque (Universal, EMI, Sony et Warner) détiennent virtuellement 15,35% du capital de Deezer sous forme d'options, soit près de 93 000 actions pouvant être souscrites et vendues lors de l'IPO.
Parmi les majors, Universal détient la plus grosse part du capital de Deezer (5,88%), devant Sony (3,79 %), Warner (3,79 %) et EMI (1,89 %)
Avec la part d'EMI (racheté en 2013), Universal Music détient 7,7 % du capital de Deezer.
Le prix d'exercice des options détenues par les majors va de 200 € à 400 €, pour une valeur globale de 13,4 M€. Chaque option permet de souscrire deux actions.
Le prix de l'action de Deezer à l'introduction sera certainement supérieur au prix d'exercice des options. Les dernières options émises par Deezer en 2014 avaient un prix d'exercice de 703 €, ouvrant droit à la souscription d'une seule action (contre deux pour les options des majors).
Si l'introduction de Deezer en bourse atteint ce niveau (et il y a de fortes chances qu'il soit plus élevé), l'exercice des options détenues par les majors, qui ne leur ont rien coûté (entre 0,01 € et 0, 1 € l'unité), pourrait leur rapporter collectivement plus de 65 millions d'euros.
Commentaire :
Plus que les surplus d'avances non recoupés, les revenus financiers que les majors peuvent espérer tirer de leur participation dans le capital d'un certain nombre de plateformes de musique en ligne promettent d'être très juteux.
La seule vente de Beats à Apple a rapporté 179 M€ au groupe Vivendi, maison mère d'Universal Music. Une vente ou une IPO de Spotify pourrait lui rapporter un demi-milliard de dollars.
Ces revenus financiers, qui peuvent s'avérer très conséquents, n'entrent pas dans l'assiette du partage de la valeur entre producteurs et artistes.