Blockchain et NFT : les scénarios d'une transition de la musique vers le Web3
Les technologies de blockchain sont autant un vecteur de désintermédiation que de création de valeur pour la musique. Des scénarios d'adoption plus ou moins disruptifs se dessinent, selon le CNMlab.
Dans la dernière publication à comité de lecture scientifique du CNMlab, laboratoire d’idées et de réflexions du Centre national de la musique (CNM), trois chercheurs français en économie théorique et appliquée, Laurent Bach, Rémy Guichardaz et Eric Schenz, se livrent à un périlleux exercice de prospective : imaginer les différents scénarios envisageables d’adoption et d’appropriation des technologies de blockchain, qui sont au coeur de la transition du Web 2.0 vers le Web3, par le secteur de la musique.
“Outre un scénario de base qui constitue une évolution incrémentale de l’existant, nous identifions trois scénarios d’évolution plus ou moins disruptifs”, expliquent les auteurs, qui commencent par dresser un état des lieux réactualisé des nombreuses applications potentielles de la blockchain dans la musique : dans le dépot et l’enregistrement des droits ; leur contractualisation et leur perception ; la gestion des processus de création collaborative ; celle des relations avec la fanbase ; mais aussi dans la billetterie augmentée, le métavers, les NFT…
1 - De nouvelles propositions de valeur autour des NFT
Dans le scénario de base, la chaîne de valeur de l’industrie musicale - des labels, éditeurs et organismes de gestion collective en amont, aux plateformes de streaming du Web 2.0 en aval - n’est pas bouleversée en profondeur. L’idée de parvenir à constituer une base de données distribuée et décentralisée de tous les droits d’auteur et droits voisins à l’échelle mondiale, grâce aux technologies de blockchain, n’apparait pas comme un objectif atteignable à court terme.
Dans ce contexte, projettent les auteurs, “les opportunités ouvertes par la blockchain se concentrent surtout sur des applications on-chain de bout en bout (comme la vente d’objets NFTisés), par opposition à des applications nécessitant l’intégration de flux de données off-chain (comme les tokens donnant droit à certains revenus générés depuis une plateforme de streaming traditionnelle). Faute de phasage fiable entre les mondes off et on-chain, ces applications plus novatrices restent anecdotiques en plus de demeurer floues sur le plan juridique”.
Business as usual
A une offre existante dominée par le streaming viennent progressivement se juxtaposer de nouvelles propositions de valeur construites autour des NFT - liées aux fichiers musicaux eux-mêmes, à du merchandising vituel ou à des expériences off-chain, à l’occasion de concerts ou dans le métavers -, sans que les acteurs installés n’en soient reéllement disruptés. “Ces nouvelles offres occasionnent l’apparition d’intermédiaires qui se chargent de la conception et de l’implémentation des stratégies NFT et font éventuellement office de plateformes d’achats et d’échanges”, écrivent les auteurs.
Cette évolution pourrait profiter à la longue traine, veulent-ils croire, “en permettant à des artistes indépendants aux auditoires plus confidentiels d’augmenter l’engagement des fans via différents services et stratégies NFT”. Les nombreux partenariats stratégiques qui se nouent entre acteurs de l’industrie musicale et du Web3 préfigurent l’émergence tranquille, sur un mode business as usual, de ce nouveau marché. A terme, des acteurs à la surface financière suffisament large comme les majors de la musique, qui investissent parfois directement dans certaines plateformes du Web3, peuvent être incitées à intégrer une partie de ces nouvelles activités.
2 - Le scénario d’une désintermédiation radicale
Pour les maximalistes de la blockchain, ces technologies sont porteuses d’une toute autre transformation de l’industrie musicale, qui passe par une désintermédiation radicale de l’ensemble de ses processus. C’est le premier scénario disruptif exploré par les auteurs, qui rompt avec celui d’une évolution incrémentale. “Ce scénario renvoie à la promesse initiale de la blockchain, formulée à la fin des années 2010, permettant aux artistes et ayants droit un mode de rémunération individualisé, automatique et transparent ainsi qu’un partage de la valeur créée qui leur serait plus favorable”, expliquent-ils.
Les anciens processus d’intermédiations opérés par les acteurs traditionnels (labels, organismes de gestion collective, plateformes, etc.) disparaissent peu à peu, laissant la place à un écosystème dans lequel les nouvelles créations musicales sont systématiquement enregistrées dans une blockchain en amont de la chaîne de valeur, selon des procédures standardisées permettant une meilleure traçabilité des œuvres et une meilleure indication de leur paternité.
Le règne des smart contracts
“La consommation musicale bascule d’un modèle [de] streaming freemium […] à un modèle de rémunération à l’écoute pris en charge par une série de smart contracts codés et validés par une ou plusieurs plateformes décentralisées de type DAO”, anticipent les auteurs. Chaque écoute d’un titre de musique donne lieu à une inscription dans la blockchain qui est prise en compte lors de l’exécution automatique, par un smart contract, du prochain lot de transactions répartissant les revenus de ce titre à ses ayants droit, en fonction de clés de partage codées en amont.
“Les activités d’intermédiation sur ce nouveau marché se résument pour l’essentiel à la création et à l’entretien d’interfaces user-friendly permettant aux artistes et ayants droit de mettre en ligne leurs contenus musicaux et aux consommateurs d’avoir accès facilement à l’ensemble du catalogue musical mondial”, projettent les auteurs, qui anticipent une forte concentration de ces plateformes, comme ce fut le cas dans le streaming. Leur mode de gouvernance décentralisé, cependant, le plus souvent sous forme de DAO, induit une participation de toutes les parties prenantes à leur administration (créateurs, consommateurs, curateurs, développeurs, investisseurs, etc.), dont les rôles, droits de vote et autres prérogatives sont inscrits dans la blockchain.
La creator economy poussée à l’extrême
“À terme, seules les plateformes ayant su mettre en place des règles permettant un système d’incitations vertueux pour développer et entretenir le réseau survivent et dominent le marché”, écrivent les auteurs. “Des plateformes dédiées à l’enregistrement et au référencement d’inputs musicaux (paroles, boucles musicales, etc.), de beatmakers et de ghostwriters ou de ressources d’IA se développent en tant que registres sanctionnant la paternité voire les modalités d’utilisation de ces inputs par smart contracts”, poursuivent-ils, ce qui introduit de nouvelles sources de monétisation au sein de la creator économy.
Un nombre croissant d’artistes de niche et de labels indépendants développent des économies de token profitables malgré des flux d’écoutes confidentiels sur les plateformes de streaming : “Plus généralement, les NFT servent de mécanisme d’incitation et de récompense des fans contribuant à la notoriété ou à l’univers de l’artiste […] voire à son financement. Apparaît donc ici un monde dans lequel est poussée à l’extrême l’exploitation de la creator economy adossée à une « fandom» si fidélisée qu’elle génère également des activités fan-to-fan.”
Une vitalisation de la longue traine
En aval de la chaîne de valeur, les plateformes de streaming et les agrégateurs numériques sont les premiers à pâtir de l’émergence de ces nouveaux acteurs “proposant des modalités de rémunération plus attractives aux artistes (répartition plus favorable, transparence, automaticité des flux, etc.) tout en laissant place à des logiques de cocréation et d‘empowerment des utilisateurs du fait de leur nature décentralisée”.
Si elles conservent leur part de légitimité (compétences juridiques, artistiques, marketing…), les activités d’intermédiation traditionnelles des labels et des maisons de disques en sont fortement impactées. “Les majors continuent à jouer un rôle substantiel du fait de la taille de leur back catalogue […], indiquent les auteurs. En revanche, l’abaissement des coûts de transaction et les nouvelles opportunités d’affaires créées par la blockchain augmentent la pression concurrentielle sur ces dernières en contribuant à viabiliser la fameuse ‘longue traîne’.”
La gestion collective en retrait
Quant aux organismes de gestion collective, s’ils préservent leur rôle de collecteur des droits d’auteurs et redevances sur toutes les exploitations off-chain qui persistent dans l’Internet 2.0., ils ne procèdent plus à la collecte des droits sur les plateformes décentralisées, puisque cette dernière est directement prise en charge par des smart contracts. Et ils basculent eux-mêmes progressivement dans un mode de gouvernance décentralisé s’appuyant sur une blockchain privée ou semi-privée.
“Les OGC demeurent néanmoins centraux, observent les auteurs : en amont, ils certifient, enregistrent et le cas échéant corrigent les droits de propriété de chacun sur une base de données unique et « auditable » par tous et à partir de laquelle des smart contracts entre organisations, artistes et consommateurs sont négociés, conclus et encodés”.
3 - L’hypothèse d’une simple optimisation de la chaîne de valeur
Dans un scénario plus mesuré, les auteurs envisagent que les principaux acteurs installés de l’industrie musicale s’approprient les technologies de blockchain pour optimiser leur activité et la chaîne de valeur. “Dans ce scénario, écrivent les auteurs, les labels investissent dans la « blockchainisation » partielle de leur catalogue, en se focalisant par exemple sur les nouvelles productions. Ils s’appuient sur des blockchains privées ou semi-publiques afin d’implémenter les solutions de type smart contracts tout en conservant la main sur la gouvernance des données inscrites dans la blockchain.”
Cette réforme en douceur de l’industrie musicale mise surtout sur la capacité des technologies de blockchain à automatiser un certaine nombre de tâches, comme par exemple la rémunération des artistes. “Dans cette logique de recherche d’efficience et de rationalisation relative des workflows, des consortiums sont à prévoir, impliquant labels et autres acteurs existants (OGC, plateformes de streaming, etc.), projettent les auteurs. Ces solutions blockchain privées ou semi-publiques permettent ainsi à ces acteurs de maîtriser le phasage entre les mondes on-chain et off-chain et ainsi de préserver leur position concurrentielle oligopolistique.”
“Blockchainisation” partielle
La gestion collective des droits n’est pas remise en cause mais fiabilisée et optimisée en basculant sur un registre de déclaration décentralisé à base de blockchain. Les labels et les plateformes jouent un rôle central dans le développpement de l’économie de token, et gardent la main sur les données et flux de revenus générés par ces activités émergentes. “Plutôt que de bouleverser la filière, l’économie de token prolonge ainsi les stratégies 360° observées durant ces vingt dernières années à travers une multiplication des partenariats et collaborations entre acteurs émergents et installés”, indiquent les auteurs.
Faute d’une blockchainisation intégrale des données, les fonctions d’intermédiation des plateformes de streaming du web 2.0, qui peuvent prendre le parti d’optimiser certains de leurs processus internes et externes grâce à la blockchain (activités de reporting, clearance, etc.), demeurent prépondérantes ; et la chaîne de valeur n’est pas profondément remise en cause. “Les plateformes de streaming adossées à la blockchain demeurent confidentielles en ne s’adressant qu’à certains profils de consommateurs (technophiles ou à la recherche d’une offre streaming « éthique »), faute d’accès aux back catalogues des principaux labels et éditeurs de musiques”, poursuivent les auteurs.
4 - De fortes disruptions potentiellement liées aux nouveaux entrants
La transition de l’industrie musicale vers le Web3 pourrait très bien voir se chevaucher les précédents scénarios, avec une part d’évolution incrémentale perceptible, sur fond de “blockchainisation” et de désintermédiation progressive de la chaine de valeur. C’est sur cette base que les auteurs élaborent un dernier scénario de transition dans lequel le changement de comportement des artistes et du public est le principal facteur de disruption.
Du fait d’obstacles technologiques, organisationnels et comportementaux, la “blockchainisation” des métadonnées musicales se limite à une portion congrue du back catalogue, anticipent les auteurs dans ce dernier scénario, permettant ainsi “une exploitation économique optimisée semblable aux modalités décrites dans le scénario précédent et prise en charge par les acteurs installés ou par des fonds d’investissement spécialisés, à l’instar de Hipgnosis Songs Fund”.
Vers une économie de token communautaire
Les nouvelles productions musicales sont quant à elles inscrites nativement dans une blockchain, selon des procédures encadrées et garanties par les organismes de gestion collective, qui continuent à jouer un rôle de certification dans le Web3, même s’ils n’y sont plus directement opérateurs de la perception et de la répartition des droits.
Dans ce contexte, “les artistes, conscients des modes de rémunération peu favorables proposés par le streaming du web 2.0 et de plus en plus familiarisés avec le web 3.0, s’orientent progressivement vers les solutions de création, de diffusion et d’exploitation de leur fanbase via les intermédiaires de l’économie de token et des plateformes NFT”, anticipent les auteurs. La simple écoute à la demande ne fait plus recette pour les artistes ni auprès du public, qui se montre de plus en plus enclin à soutenir directement les nouveaux artistes, et à échanger avec eux et avec les autres fans.
“Les nouvelles productions musicales constituent ainsi un élément artistique de base à partir duquel sont générés des actifs numériques qui reposent peu ou prou sur un mode de production et de consommation quasi communautaire entre les artistes et les fans”, expliquent les auteurs. “Pour les artistes concernés, la rémunération par micropaiements à l’écoute ne représente [plus] qu’une partie des revenus générés par une économie de token reliant actifs numériques, métavers et actifs physiques”, poursuivent-ils.
Des acteurs traditionnels marginalisés
Les réseaux sociaux comme Tiktok, qui disposent des compétences informatiques et juridiques spécifiques à la coproduction et la coexploitation de ce genre d’actifs, et qui peuvent miser sur de fortes synergies avec leur activité, sont appelés à jouer un rôle de premier plan dans l’émergence de cette nouvelle économie de token. Les acteurs traditionnels de l’industrie, comme les labels et éditeurs de musique, restent à l’écart de cette dynamique alimentée par les nouveaux artistes.
“Ces derniers, en gardant l’intégralité de leurs droits d’auteurs et/ou droits voisins, parviennent à mieux tirer profit des solutions de blockchain mises à leur disposition pour organiser leur communauté de fans et leur notoriété”, expliquent les auteurs. Seules quelques plateformes de streaming parviennent encore à prospérer à l’échelle mondiale.
Le back catalogue non “blockchainisé”, qui continue d’être exploité selon les modalités de la distribution physique et du Web 2.0, représente une part de plus en plus congrue de la production et de l’écoute de musique et se marginalise progressivement. “La valeur du back catalogue repose, encore plus qu’aujourd’hui, sur les œuvres les plus populaires que les intermédiaires traditionnels exploitent selon des stratégies 360° classiques, ponctuellement complétées par des propositions de valeur issues de l’économie de token”, concluent les auteurs.
5 - Les limites de la blockchain
Outre l’absence d’incitation constatée des principaux acteurs de l’industrie à s’investir dans la constitution d’une base de données transparente et décentralisée de tous les catalogues musicaux et de leurs ayants droit, les auteurs identifient de nombreux freins et limites à la “blockchainisation” de l’industrie musicale.
Le principal obstacle réside dans la difficulté à définir en amont les règles et procédures de partage des métadonnées et de construction d’un tel registre décentralisé, sachant que les métadonnées musicales représentent une réalité juridique qui est entièrement exogène au système. “Or, rien ne garantit que les données chaînées soient correctes du point de vue juridique”, relèvent les auteurs, le caractère immuable de la blockchain (on peut ajouter des données mais pas en supprimer) nécessitant de s’assurer au préalable de leur validité selon un protocole clairement défini.
Un risque technologique important
Plus généralement, soulignent les auteur, “il existe aujourd’hui une vraie interrogation quant à la capacité de la blockchain à pouvoir traduire adéquatement des relations contractuelles complexes, comme celles organisant la filière musicale, en smart contracts”. Le manque de souplesse du code dans l’interprétation des termes d’un contrat et son éxécution automatique peuvent poser problème : “Les contrats sont toujours «incomplets» et doivent être capables de supporter un certain degré de flexibilité qu’il est impossible d’obtenir dans le cadre d’une modélisation par smart contracts sans coûts supplémentaires”, soulignent les auteurs.
“De façon encore plus critique, l’utilisation par les organisations traditionnelles […] de solutions blockchain pour optimiser leurs processus ou générer de nouvelles propositions de valeur […] nécessite de recourir à des intermédiaires spécialisés dans l’analyse- conception-implémentation desdites solutions, recréant ainsi les problèmes de confiance et de coûts transactionnels évoqués plus haut”, poursuivent-ils. La jeunesse de cette industrie fait que le sérieux et la fiabilité des différentes solutions proposées, en particulier en terme de sécurité informatique, ne sont pas garantis ; ce qui expose les acteurs traditionnels à un risque technologique et économique important.
Des incertitudes juridiques
S’ajoute à ce risque une incertitude légale quant au statut des NFT donnants droit non pas à la propriété du master mais à une fraction des revenus générés par un titre, qui peuvent être apparentés à terme à des actifs financiers, et relever d’un tout autre régime réglementaire que le droit d’auteur. L’essentiel des sources de revenus de ce titre, en outre, sont essentiellement off-chain (droits d’exécution publique, streaming, radio, synchronisation, etc.), ce qui pose la question de l’interface de la blockchain avec le système d’information des sociétés de gestion collective qui en assurent le recouvrement.
“Enfin, et dans le prolongement des remarques précédentes, il convient de nuancer la capacité de la blockchain à produire de nouveaux modes de gouvernances et de nouvelles formes d’organisations plus décentralisées”, relèvent les auteurs, qui constatent que “pour l’heure, la plupart des organisations et collectifs se revendiquant comme des DAO dans l’industrie musicale n’utilisent pas la blockchain pour « s’autogouverner »”. Et de rappeller les nombreuses failles de sécurité auxquelles les DAO restent encore aujourd’hui exposées.
Télécharger la publication du CNMlab :
Blockchain et NFT, quel futur pour l’industrie musicale, juin 2022