Apple, sauveur de la musique sauvé par la musique #4 - La conversion au streaming
Retour historique et documenté, en quatre épisodes, sur le rôle joué par Apple dans la transition de l’industrie musicale vers le numérique : du CD au streaming, en passant par le téléchargement.
Premier épisode : “Rip, Mix, Burn”
Deuxième épisode : Du logiciel iTunes au baladeur iPod
Troisième épisode : Le plus grand magasin de musique au monde
La sortie de la première version du iPhone d'Apple, qui a vu le jour en juin 2007, a sonné le début de la fin de l'ère du iPod, qui aura permis à un fabricant d'ordinateurs de seconde zone en terme de parts de marché, encore aux prises avec des difficultés financières (37 millions de dollars de pertes en 2001), d'entamer sa métamorphose en géant de l'électronique grand public, de la téléphonie mobile, des services connectés et des nouveaux médias. Et de devenir le plus puissant des GAFA, avec une capitalisation boursière de plus de 2300 milliards de dollars en 2021.
Lorsque Steve Jobs se retire définitivement des affaires en janvier 2011, en raison de la longue maladie qui le ronge et qui l'emportera quelques mois plus tard, il ne s'est toujours pas converti au streaming. Il n'a d'ailleurs aucun motif de le faire. Des acteurs du secteur comme Deezer et Spotify sont à peine émergents, et sont loin d'avoir fait la preuve que leur modèle est viable. Les ventes de musique en téléchargement sur iTunes sont au plus haut. Elles atteindront leur sommet l'année suivante. La couverture des infrastructures de réseau mobile est insuffisante pour garantir la continuité d'un service de streaming audio, estime t-il. Et les forfaits des opérateurs mobiles ne sont pas adaptés à des applications de diffusion en continu qui sont très consommatrices de trafic de données, lequel est souvent limité ou surtaxé.
Dans l’esprit de Steve Jobs, les conditions ne sont pas réunies pour créer une expérience utilisateur de qualité. Mais peut-être laisse t-il à d'autres le soin d'essuyer les plâtres, ne se privant pas de leur mettre des bâtons dans les roues – comme lorsqu'il glisse une liste de sites de streaming de musique qui sont des menaces concurrentielles pour iTunes aux patrons de majors, et leur demande de ne pas leur accorder de licences1.
La rocambolesque acquisition de Beats
Apple a déjà montré sa capacité à rebondir après avoir accusé un certain retard, dans des secteurs où il a fini par prendre le leadership. L'histoire du iPod en est la parfaite illustration. En 2011, l'icône de la renaissance d'Apple a été détrôné par le iPhone, dont les ventes vont devenir la principale source de revenus de la compagnie dans les années qui viennent. Sur ce point, Steve Jobs, qui ne voulait pas entendre parler d'appareils multifonctions (ce qui pour le coup caractérise le iPhone, à la fois téléphone mobile, appareil photo, caméra, baladeur MP3, navigateur Internet, moyen de paiement, librairie en ligne, agence de voyage, app store, etc.), a su virer sa cuti ; comme en 2001, quand il s’est laissé convaincre de doter les ordinateurs Macintosh d'un graveur de CD.
Une nouvelle fois, la donne a changé. Les ventes de musique en téléchargement s'effondrent et le streaming monte en puissance. Steve Jobs n'est plus là pour dire ce qu'il faut faire. Aurait-il approuvé le rachat par Apple, en 2014, pour la mirobolante somme de trois milliards de dollars, et dans des conditions pour le moins rocambolesques2, des sociétés Beats Electronics et Daisy LLC, afin de se préparer à faire un premier pas dans le secteur du streaming ? Créée par le vétéran de l'industrie musicale Jimmy Iovine et le rappeur Dr Dre, Beats Electronics fabrique et distribue des casques audio, des enceintes sans fil et des écouteurs. Sa filiale Daisy LLC opère de son côté le service de streaming musical Beats Music. Sur le papier, rien ne paraît justifier, au vu des actifs et des résultats respectifs des deux sociétés, les montants de la transaction globale : 2,6 milliards de dollars pour Beats ; 400 millions de dollars pour Daisy.
Selon une note incendiaire du cabinet américain PrivCo, les performances économiques de Beats Electronics, dont les marges sont très faibles, sont loin d'être à la hauteur de sa valorisation par Apple, très au delà des multiples standards du marché. D'autant que la compagnie se retrouve très lourdement endettée, après avoir versé des dividendes somptueux à ses fondateurs. En se basant sur des multiples standards, et sur une comparaison avec les performances économiques de compagnies similaires, PrivCo estime que la juste valeur de Beats Electronics est de 1,12 milliard de dollars, desquels il faut déduire 300 millions de dollars de dettes ; soit une valorisation de ses actifs à hauteur de 822 millions de dollars, le tiers de celle retenue par Apple. “Aucune mesure d'évaluation traditionnelle appliquée à une entreprise comme Beats ne justifie le montant de la rançon que s'apprête à payer le roi Apple”, commente son PDG Sam Hamadeh.
D’heureux élus achetés à prix d’or
L'opération a fait quelques heureux. Sur la partie en cash du rachat de Beats, Jimmy Iovine, crédité 25 % des parts de la compagnie, devrait avoir perçu 650 millions de dollars, en sus des 215 millions de dividendes déjà encaissés ; et Dr Dre, avec 15 % des parts, devrait avoir touché quelques 390 millions de dollars. Dans une note publiée sur son blog à propos de l'opération3, l'expert de l'industrie musicale américain Moses Avalon note qu'Universal Music est l'un de ses principaux bénéficiaires ; d'autant que la major risquait d'être contrainte par la Federal Trade Commission (FTC)4, dans l'urgence et à court terme, de vendre aux enchères sa participation dans Beats. Crédité d'une participation de 14 % à travers sa filiale Universal Music Group, le groupe français Vivendi aurait réalisé une plus-value de l'ordre de 420 millions de dollars.
Moses Avalon rappelle combien la Pomme a été échaudée par les interminables négociations et renégociations avec les ayant droit de la musique, auxquelles elle ne souhaite plus consacrer autant d'énergie. Il se demande si Apple ne s'est pas offert là une “licence perpétuelle” auprès d'Universal Music, numéro un mondial avec 40 % de parts de marché dans le numérique. En payant le prix fort. Quant à Jimmy Iovine, et dans une moindre mesure Dr Dre, ils apparaissent comme des actifs intangibles achetés à prix d'or : un sorte de caution artistique qui vient combler le vide laissé par Steve Jobs. Le co-fondateur d'Apple, qui s'est toujours situé à la croisée de l'art et de la technologie, et considérait la technologie comme un art, n'est plus là pour donner l'inspiration.
Depuis la disparition de Steve Jobs, la firme Apple est encore montée en puissance. Son chiffre d'affaires est passé de 65 milliards de dollars en 2010 à 225 milliards en 2018. Des centaines de millions de personnes utilisent ses appareils et ses services, et sa force de frappe en est décuplée. Quatre ans après son lancement dans une centaine de pays en juin 2015, son service de streaming musical Apple Music, dont la conception a été supervisée par Ian Rogers, l’ancien PDG de Daisy LLC, avait déjà recruté 60 millions d'abonnés, dont 28 millions aux États-Unis. Il revendiquait 40 millions d'utilisateurs uniques tous les mois. Mais au mois de janvier 2019, Apple a émis un avertissement sur ses résultats trimestriels pour la première fois depuis 2002, en raison de ventes de iPhones moins bonnes que prévues en Chine.
La trace indélébile de Jobs
Lors de l'émission d'un avertissement similaire en 2002, Steve Jobs avait rassuré les investisseurs : “Nous avons de nouveaux produits étonnants en cours de développement, aussi nous sommes confiants pour l'année à venir. Et en tant que l'une des rares sociétés réalisant actuellement des bénéfices dans le secteur des PC, nous restons très optimistes quant aux perspectives de croissance à long terme d'Apple.” L'avenir lui a donné raison. La lettre adressée début 2019 aux investisseurs par l'actuel PDG d'Apple5, Tim Cook, était beaucoup moins enthousiasmante. Aucun nouveau produit fou à l'horizon, ni aucune autre perspective que celle de parvenir à écouler toujours plus de iPhones, ce qui ne durera qu’un temps.
Apple parviendra peut-être à prendre le leadership sur Spotify dans le secteur du streaming musical, et à révolutionner l'offre de services dans ce domaine. Mais la vraie révolution initiée par la firme a déjà eu lieu. A défaut d'en avoir été partisan ou d'avoir accompagné son développement, Steve Jobs a préparé le terrain à l'émergence de l’industrie du streaming. Il en a fixé les standards en terme d'expérience utilisateur, après avoir accompagné pendant dix ans l'industrie de la musique et les fans de musique dans la longue transition vers ce nouveau mode de consommation, laissant une trace indélébile dans l’histoire de la musique en ligne.
[FIN]
How Apple Influenced The Labels To Shut Down My Music Streaming Startup, Startup Frontier, 06/05/2015
Flashback sur le mystérieux rachat de Beats par Apple, @music_zone, 22/12/2020
Why Apple Really Bought Beats, Moses Avalon, 31/05/2014
Autorité de la concurrence aux Etats-Unis
Letter from Tim Cook to Apple investors, Press Release, 02/01/2019